Correspondance de Voltaire/1753/Lettre 2568

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Correspondance de Voltaire/1753
Correspondance : année 1753GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 42-44).

2568. — À FRANÇOIS Ier
empereur d’allemagne[1].
À Francfort, le 5 juin.

Sire, c’est moins à l’empereur qu’au plus honnête homme de l’Europe que j’ose recourir dans une circonstance qui l’étonnera peut-être, et qui me fait espérer en secret sa protection.

Sa sacrée Majesté me permettra d’abord de lui faire voir comment le roi de Prusse me fit quitter ma patrie, ma famille, mes emplois, dans un âge avancé. La copie ci-jointe[2] que je prends la liberté de confier à la bonté compatissante de Sa sacrée Majesté, l’en instruira.

Après la lecture de cette lettre du roi de Prusse, on pourra être étonné de ce qui vient de se passer secrètement dans Francfort.

J’arrive à peine dans cette ville, le 1er juin, que le sieur Freytag, résident de Brandebourg, vient dans ma chambre, escorté d’un officier prussien, et d’un avocat, qui est du sénat, nommé Rücker. Il me demande un livre imprimé, contenant les poésies du roi son maître, en vers français.

C’est un livre où j’avais quelques droits, et que le roi de Prusse m’avait donné quand il fit les présents de ses ouvrages.

J’ai dit au résident de Brandebourg que je suis prêt de remettre au roi son maître les faveurs dont il m’a honoré, mais que ce volume est peut-être encore à Hambourg, dans une caisse de livres prête à être embarquée ; que je vais aux bains de Plombières, presque mourant, et que je le prie de me laisser la vie en me laissant continuer ma route.

Il me répond qu’il va faire mettre une garde à ma porte ; il me force à signer un écrit par lequel je promets de ne point sortir jusqu’à ce que les poësies du roi son maître soient revenues ; et il me donne un billet#1 de sa main, conçu en ces termes :

« Aussitôt le grand ballot que vous dites d’être à Leipsick ou à Hambourg sera arrivé, et que vous aurez rendu l’œuvre de poëshie à moi, que le roi redemande, vous pourrez partir où bon vous semblera. »

J’écris sur-le-cbamp à Hambourg pour fare revenir l’œuvre de poëshie pour lequel je me trouve prisonnier dans une ville impériale, sans aucune formalité, sans le moindre ordre du magistrat, sans la moindre apparence de justice. Je n’importunerais pas Sa sacrée Majesté s’il ne s’agissait que de rester prisonnier jusqu’à ce que l’œuvre de poëshie, que M. Freytag redemande, fût arrivé à Francfort ; mais on me fait craindre que M. Freytag n’ait des desseins plus violents, en croyant faire sa cour à son maître, d’autant plus que toute cette aventure reste encore dans le plus profond secret.

Je suis très-loin de soupçonner un grand roi de se porter, pour[3] un pareil sujet, à des extrémités que son rang et sa dignité désavoueraient, aussi bien que sa justice, contre un vieillard moribond qui lui avait tout sacrifié, qui ne lui a jamais manqué, qui n’est point son sujet, qui n’est plus son chambellan, et qui est libre. Je me croirais criminel de le respecter assez peu pour craindre de lui une action odieuse … Mais il n’est que trop vraisemblable que son résident se portera à des violences funestes, dans l’ignorance où il est des sentiments nobles et généreux de son maître.

C’est dans ce cruel état qu’un malade mourant se jette aux pieds de Votre sacrée Majesté, pour la conjurer de daigner ordonner, avec la bonté et le secret qu’une telle situation me force d’implorer, qu’on ne fasse rien contre les lois, à mon égard, dans sa ville impériale de Francfort.

Elle peut ordonner à son ministre en cette ville de me prendre sous sa protection ; elle peut me faire recommander à quelque magistrat attaché à son auguste personne.

Sa sacrée Majesté a mille moyens de protéger les lois de l’empire et de Francfort ; et je ne pense pas que nous vivions dans un temps si malheureux que M. Freytag puisse impunément se rendre maître de la personne et de la vie d’un étranger, dans la ville où Sa sacrée Majesté a été couronnée.

Je voudrais, avant ma mort, pouvoir être assez heureux pour me mettre un moment à ses pieds. Son Altesse royale Mme la duchesse de Lorraine[4], sa mère, m’honorait de ses bontés. Peut-être d’ailleurs Sa sacrée Majesté pousserait l’indulgence jusqu’à n’être pas mécontente, si j’avais l’honneur de me présenter devant elle, et de lui parler.

Je supplie Sa Majesté impériale de me pardonner la liberté que je prends de lui écrire, et, surtout, de la fatiguer d’une si longue lettre ; mais sa bonté et sa justice sont mon excuse.

Je la supplie aussi de faire grâce à mon ignorance, si j’ai manqué à quelque devoir dans cette lettre, qui n’est qu’une requête secrète et soumise. Elle m’a déjà daigné donner une marque de ses bontés[5], et j’en espère une de sa justice. Je suis avec le plus profond respect, etc.


Voltaire,
gentilhomme ordinaire de Sa Majesté très-chrétienne.
  1. Voyez la note 4, tome XXXVI, page 344.
  2. De la lettre du roi de Prusse, du 23 août 1750.
  3. Voltaire, en rendant compte de l’aventure de Francfort, dans ses Mémoires, y rapporte ce même billet avec quelques légères différences. Colini prétend, non sans raison, dans Mon Séjour auprès de Voltaire, que l’œuvre de poëshie de Frédéric est le Palladion, poëme dont ce prince parie en sa lettre du 13 septembre 1749, à Voltaire. (Cl.)
  4. Elisabeth-Charlotte d’Orléans, née le 13 septembre 1676, sœur du régent ; morte, à Commercy, le 23 décembre 1744.
  5. Voltaire avait offert, en 1752, son Siècle de Louis XIV à l’empereur et à l’impératrice, et les deux souverains lui avaient envoyé en retour une montre et une tabatière.