Correspondance de Voltaire/1754/Lettre 2744

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Correspondance de Voltaire/1754
Correspondance : année 1754GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 222-223).

2744. — À MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA.
À Colmar, 25 mai 1754[1].

Madame, vos bontés font dans mon cœur un étrange contraste avec les maladies qui m’accablent. Je viendrais sur-le-champ me mettre aux pieds de Votre Altesse sérénissime, soit à Gotha, soit à Altembourg, si j’en avais la force ; mais je n’ai pas eu encore celle de me faire transporter aux eaux de Plombières. Dieu préserve la grande maîtresse des cœurs d’être dans l’état où je suis, et conserve à Votre Altesse sérénissime cette santé, le plus grand des biens, sans lequel l’électorat de Saxe, qui devrait vous appartenir, serait si peu de chose ; sans lequel l’empire de la terre ne serait qu’un nom stérile et triste ! Si je peux, madame, acquérir une santé tolérable, si je me trouve dans un état où je puisse me montrer, si je ne suis pas condamné par la nature à attendre la mort dans la solitude, il est bien certain que mon cœur me mènera dans votre cour. Quand j’ai dit que j’en demanderais permission à la nature et à la destinée, je n’ai dit que ce qui est trop vrai. Pauvres automates que nous sommes, nous ne dépendons pas de nous-mêmes : le moindre obstacle arrête tous nos désirs, et la moindre goutte de sang dérangée nous tue, ou nous fait languir dans un état pire que la mort même. Ce que Votre Altesse sérénissime me mande de la santé de Mme  de Buchwald redouble mon attendrissement et mes alarmes. Elle m’a inspiré l’intérêt le plus vif. Il y a certainement bien peu de femmes comme elle. Où pourriez-vous trouver de quoi réparer sa perte ? « La vie n’est agréable qu’avec quelqu’un à qui on puisse ouvrir son cœur, et dont l’attachement vrai s’exprime toujours avec esprit, sans avoir envie d’en montrer. » Elle est faite pour vous, madame. J’ose vous protester que je vous suis attaché comme elle, et que mon cœur a toujours été à Gotha, depuis que Votre Altesse sérénissime a daigné m’y recevoir avec tant de bonté.

Je voudrais l’amuser par quelques nouvelles ; mais heureusement la tranquillité de l’Europe n’en fournit point de grandes ; les grandes nouvelles sont presque toujours des malheurs. Je ne sais rien des petites, sinon qu’un chimiste du duc de Deux-Ponts, nommé Bull ou Pull, parent, je crois, d’un de vos ministres, a tenté en vain de créer du salpêtre à Colmar. Il a travaillé à Colmar, pendant trois mois, avec un Saxon nommé le baron de Planitz, et ni l’un ni l’autre n’ont encore réussi dans le secret de perfectionner la manière de tuer les hommes. On croit avoir découvert, à Londres et à Paris, l’art de rendre l’eau de la mer potable, et on pourrait bien n’y pas réussir davantage. De bons livres nouveaux, il n’y en a point. Il en paraît quelques-uns sur le commerce : on les dit de quelque utilité ; mais il ne se fait plus de livres agréables.

Il semble que depuis quelque temps les livres ne soient composés que pour des marchands et des apothicaires. Tout roule sur la physique et sur le négoce. Cela n’est guère amusant pour une princesse pleine d’esprit et de sentiment, qui veut nourrir son âme. Il faut s’en tenir aux bons ouvrages du siècle passé. Vos propres réflexions, madame, vaudront mieux que tout ce qu’on fait aujourd’hui. Que ne puis-je être à portée d’admirer de près votre belle âme, tous vos sentiments, votre manière judicieuse de penser ! Que ne puis-je renouveler à vos pieds le profond respect et le culte que mon âme a voués à la vôtre !

  1. Cette lettre est dans Beuchot classée au 15 mai. MM. E. Bavoux et A. François ont rétabli sa véritable date, ainsi qu’un dernier alinéa toujours omis.