Correspondance de Voltaire/1755/Lettre 2880

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Correspondance de Voltaire/1755
Correspondance : année 1755GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 346-347).
2880. — À MADAME DE FONTAINE.
À Prangins, pays de Vaud, 13 février.

Vous avez donc été sérieusement malade, ma chère nièce, et vous avez également à vous plaindre d’un souper et d’une médecine ? Il est bien cruel que la rhubarbe, qui me lait tant de bien, vous ait fait tant de mal. Venez raccommoder votre estomac avec les truites du lac de Genève ; il y en a qui pèsent plus que vous, et qui sont assurément plus grasses que vous et moi. Je n’ai pas un aussi beau château que M. de Prangins : cela est impossible, c’est la maison d’un prince ; mais j’ai certainement un plus beau jardin, avec une maison très-jolie. Le palais de Prangins et ma maison sont dans la plus belle situation de la nature. Vous serez mieux logée à Prangins que chez moi ; mais j’espère que vous ne mépriserez pas absolument mes petits pénates, et que vous viendrez les embellir de votre présence et de vos dessins. Apportez-moi surtout les plus immodestes pour me réjouir la vue. Les autres sens sont en piteux état ; je dégringole assez vite ; j’ai choisi un assez joli tombeau, et je veux vous y voir. Les environs du lac de Genève sont un peu plus beaux que Plombières, et il y a tout juste dans Prangins même une eau minérale[1] très-bonne à boire, et encore meilleure pour l’estomac. Je la crois très-supérieure à celle de Forges.

Venez en boire avec nous, ma chère nièce ; tâchez d’amener Thieriot. Il veut venir par le coche ; il serait roué, et arriverait mort. Songez d’ailleurs qu’il faut être les plus forts à Prangins. Vous y trouverez des Suisses, amenez-y des Français. Pour ma maisonnette, elle n’est point en Suisse ; elle est à l’extrémité du lac, entre les territoires de France, de Genève, de Suisse, et de Savoie. Je suis de toutes les nations. On nous a très-bien reçus partout : mais le plus grand plaisir dont nous jouissions à présent est celui de la solitude. Nous y employons nos crayons à notre manière. Nous vous montrerons nos dessins en voyant les vôtres ; nous jouirons des charmes de votre amitié ; vous verrez des gens de mérite de toute espèce ; vous mangerez des pêches grosses comme votre tête, et on tâchera même de vous procurer des quadrilles ; mais nous avons plus de truites et de gelinottes que de joueurs. Enfin, venez, et restez le plus que vous pourrez. Mes compliments à labbé[2] sans abbaye.


Belle Philis, on désespère
Alors qu’on espère toujours.

(Molière, le Misanthrope, acte I.)

Je ne vous écris point de ma main. Excusez un malade, et croyez que c’est mon cœur qui vous écrit.

  1. Voyez plus haut la fin de la lettre 2831.
  2. L’abbé Mignot, nommé abbé commendataire de Scelliéres vers le mois de juin 1755.