Correspondance de Voltaire/1755/Lettre 2940

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Correspondance de Voltaire/1755
Correspondance : année 1755GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 398-399).

2940. — À MADAME DE FONTAINE.
à paris.
18 juin.

Vraiment, ma chère nièce, vos ouvrages me consoleront bien des miens ; nous les attendons avec impatience par M. Tronchin[1]. Plût à Dieu que vous eussiez pu les apporter vous-même ! Vous ornez notre solitude, en attendant que vous nous y rendiez heureux.

Nous avons béni Dieu, et fait notre compliment au digne bénéficier[2]. L’Église est sa vraie mère ; elle lui donne plus qu’il n’a de patrimoine ; mais je ne serai point content qu’il ne soit évêque.

Pour moi, je vois bien que je ne serai que damné. Cela est injuste, car je le suis un peu dans ce monde. Quelle étrange idée a passé dans la tête de notre ami[3] ! Je suis bien loin du dessein qu’il m’attribue ; mais je voudrais vous envoyer la véritable copie. Il est vrai qu’il n’y a pas tant de draperie que dans vos portraits ; mais aussi ce ne sont pas les figures de l’Arétin. Darget ne devrait pas avoir cet ouvrage. Il n’en est possesseur que par une infidélité atroce. Les exemplaires qui courent ne viennent que de lui. On en a offert un pour mille écus à M. de La Vallière[4], et c’est M. le duc de La Vallière lui-même qui me l’a mandé. Tout cela est fort triste ; mais ce qui l’est bien davantage, c’est ce que vous me dites de votre santé. Il est bien rare que le lait convienne à des tempéraments un peu desséchés comme les nôtres. Il arrive que nos estomacs font de mauvais fromages qui restent dans notre pauvre corps, et qui y sont un poids insupportable. Cela porte à la tête ; les maudites fonctions animales vont mal, et on est dans un état déplorable. Je connais tous les maux, je les ai éprouvés, je les éprouve tous les jours, et je sens tous les vôtres. Dieu vous préserve de joindre les tourments de l’esprit à ceux du corps ! Si vous voyez notre ami, je vous supplie de le bien relancer sur la belle idée qu’il a eue ; c’est précisément le contraire qui m’occupe. Je cherche à désarmer les mains qui veulent me couper la gorge, et je n’ai nulle envie de me la couper moi-même. Darget m’écrit, à la vérité, que son exemplaire ne paraîtra pas ; mais peut-il empêcher que les copies qu’il a données ne se multiplient ? Adieu ; je tâcherai de ne pas mourir de douleur, malgré la belle occasion qui s’en présente. Je vous embrasse, vous et votre fils, de tout mon cœur.

  1. Banquier à Lyon.
  2. L’abbé Mignot ; voyez lettre 2880.
  3. Le marquis de Florian, oncle du chevalier de Florian, qui était alors au berceau. Le marquis de Florian, appelé par Voltaire grand écuyer de Cyrus, dans plusieurs lettres, épousa Mme  de Fontaine en 1762.
  4. Voyez la lettre 2949.