Correspondance de Voltaire/1755/Lettre 2950

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Correspondance de Voltaire/1755
Correspondance : année 1755GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 408-409).
2950. — À LE COMTE D’ARGENTAL.
Aux Délices, 18 juillet.

Vous devez, mon chier ange, avoir reçu et avoir jugé notre Orphelin. Je n’étais point du tout content de la première façon, je ne le suis guère de la seconde. Je pense que le petit morceau ci-joint est moins mauvais que celui auquel je le substitue, et voici mes raisons. Le sujet de la pièce est l’Orphelin ; plus on en parle, mieux l’unité s’en trouve. La scène m’en paraît mieux filée, et les sentiments plus forts. Il me semble que c’était un très-grand défaut que Zamti et Idamé eussent des choses si embarrassantes à se dire, et ne se parlassent point.

Plus la proposition du divorce est délicate, plus le spectateur désire un éclaircissement entre la femme et le mari. Cet éclaircissement produit une action et un nœud ; cette scène prépare celle du poignard, au cinquième acte. Si Zamti et Idamé ne s’étaient point vus au quatrième acte, ils ne feraient nul effet au cinquième : on oublie les gens qu’on a perdus de vue. Le parterre n’est pas comme vous, mon cher ange ; il ne fait nul cas des absents. Zamti, ne reparaissant qu’à la fin seulement, pour donner à Gengis occasion de faire une belle action, serait très-insipide ; il en résulterait du froid sur la scène du poignard, et ce froid la rendrait ridicule. Toutes ces raisons me font croire que la fin du quatrième acte est incomparablement moins mauvaise qu’elle n’était, et je crois la troisième façon préférable à la seconde, parce que cette troisième est plus approfondie. Après ce petit plaidoyer, je me soumets à votre arrêt. Vous êtes le maître de l’ouvrage, du temps, et de la façon dont on le donnera. C’est vous qui avez commandé cinq actes, ils vous appartiennent. Notre ami Lekain doit avoir un habit. Il faudra aussi que Lambert ait le privilège, pour les injures que nous lui avons dites, Mme Denis et moi, et pour l’avoir appelé si souvent paresseux.

Thieriot-Trompette me mande que M. Bouret ne lui a point encore fait remettre son paquet. Il soupçonne que les commis en prennent préalablement copie.

J’en bénis Dieu, et je souhaite qu’il y ait beaucoup de ces copies moins malhonnêtes que l’original défiguré et tronqué qui court le monde. Je suis toujours réduit à la maxime qu’un petit mal vaut mieux qu’un grand. À propos de nouveaux maux, pourriez-vous me dire si un certain livre édifiant contre les Buffon, Pope, Diderot, moi indigne, et ejusdem farinæ homines, a un grand succès, et s’il y a quelques profits à faire ? Il serait bien doux de pouvoir se convertir sur cette lecture, et de devoir son salut à l’auteur. Adieu, mon cher et respectable ami, je vous dois ma consolation en ce monde.

Je dois vous mander que M. de Paulmy et M. de La Valette[1], intendant de Bourgogne, ont pleuré tous deux à notre Orphelin. M. de Paulmy n’a pas mal lu le quatrième acte. Nous le jouerons dans ma cabane des Délices : nous y bâtissons un petit théâtre de marionnettes, Genève aura la comédie, malgré Calvin. J’ai envoyé à M. le maréchal de Richelieu, par M. de Paulmy, quinze chants honnêtes de ce grave poëme épique. Je lui ai promis que vous lui communiqueriez l’Orphelin. Voilà un compte très-exact des affaires de la province. Donnez-nous vos ordres, et aimez-nous.

M. le maréchal de Richelieu nous apprend le bruit cruel qui court que je fais imprimer à Genève cet ouvrage, qu’on vend manuscrit à Paris à tout le monde, et que je le gâte. Il n’y a rien de plus faux, ni de plus dangereux, ni de plus funeste pour moi, qu’un pareil bruit.

  1. Jean-François Joly de Fleury de La Valette, intendant de Bourgogne depuis 1749.