Correspondance de Voltaire/1755/Lettre 3009

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Correspondance de Voltaire/1755
Correspondance : année 1755GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 457-459).

3009. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Aux Délices, 10 septembre.

Voilà ce que causent, mon cher ange, les persécutions, les procédés infâmes, les injustices. Tout cela m’a empêché de donner la dernière main à mon ouvrage, et m’a forcé de le faire imprimer en hâte, afin de donner au moins quelque petit préservatif contre la crédulité, qui adopte les calomnies dont je suis accablé depuis si longtemps. C’était une occasion de faire voir dans tout son jour ce que j’essuie, sans pourtant paraître trop m’en plaindre : car à quoi servent les plaintes ? Ce n’est que dans votre sein, mon cher et respectable ami, qu’il faut déposer sa douleur. Je n’ai su que depuis quelques jours tout ce qui s’est passé entre Mme Denis et M. de Malesherbes. Elle m’avait tout caché, pendant un assez violent accès de ma maladie. Il me paraît qu’elle s’est conduite avec le zèle et la fermeté de l’amitié. Elle devait dire la vérité à Mme de Pompadour. Il était très-dangereux que des minutes informes, des papiers de rebut, qui contenaient l’Histoire du roi, fussent imprimés sans l’aveu du roi. Il est indubitable que Ximenès les a volés ; que La Morlière[1] les a vendus, de sa part, au libraire Prieur ; et que ce La Morlière est encore, en dernier lieu, allé à Rouen les vendre une seconde fois. C’est une chose dont Lambert peut vous instruire. J’ai dû moi-même écrire à Mme de Pompadour[2], dès que j’ai été instruit. Elle m’a mandé sur-le-champ qu’on saisirait l’édition. On l’a saisie, à Paris, chez Prieur ; mais la pourra-t-on saisir à Rouen ? C’est ce que j’ignore. Tout ce que je sais bien certainement, par la réponse de Mme de Pompadour et par sa démarche, c’est qu’il ne fallait pas que l’ouvrage parût.

Pour le procédé de Ximenès, qu’en dites-vous ? Consolez-vous, pardonnez à la race humaine. Il y a un homme de condition[3], dans ce pays-ci, qui en faisait autant, et qui faisait vendre un autre manuscrit par ce fripon de Grasset, dont vos bontés pour moi avaient découvert les manœuvres.

Et que pensez-vous de la belle lettre de Ximenès[4] à Mme Denis, et de la manière dont ce misérable[5] ose parler de vous ? Toutes ces horreurs, toutes ces bassesses, toutes ces insolences, sont-elles concevables ? Je ne conçois pas M. de Malesherbes ; il est fâché contre ma nièce, pourquoi ? Parce qu’elle a fait son devoir. Il est trop juste pour lui en savoir longtemps mauvais gré. Je suis persuadé que vous lui ferez sentir la raison. Il s’y rendra, il verra que l’action infâme de Ximenès et de La Morlière exigeait un prompt remède. En quoi M. de Malesherbes est-il compromis ? Je ne le vois pas. Aurait-il voulu protéger une mauvaise action, pour me perdre ? Mon cher ange, mon cher ange, la vie d’un homme de lettres n’est bonne qu’après sa mort.

Voilà ce que je vous écrivais, mon cher ange, et je devais vous envoyer cette lettre, dans quelques jours, avec la pièce imprimée, lorsque je reçois la vôtre du 3 du courant. Moi, corriger cet Orphelin ! moi, y travailler, mon cher ange, dans l’état où je suis ! Cela m’est impossible. Je suis anéanti. La douleur m’a tué. J’ai voulu absolument imprimer la pièce pour avoir une occasion de confondre, à la face du public, tout ce que la calomnie m’impute. Cent copies abominables de la Pucelle d’Orléans se débitent en manuscrit, sous mes yeux, dans un pays qui se croit recommandable par la sévérité des mœurs. On farcit cet ouvrage de vers diffamatoires contre les puissances, de vers impies. Voulez-vous que je me taise ici, que je sois en exécration, que je laisse courir ces scandales sans les réfuter ? J’ai pris l’occasion de la célébrité de l’Orphelin ; j’ai fait imprimer la pièce, avec une lettre[6] où je vais au-devant du mal qu’on veut me faire. Mon asile me coûte assez cher pour que je cherche à y achever en paix des jours si malheureux. Que m’importe, dans cet état cruel, qu’on rejoue ou non une tragédie ? Je me vois dans une situation à n’être ni flatté du succès, ni sensible à la chute. Les grands maux absorbent tout.

J’ai envoyé à Lambert les trois premiers actes un peu corrigés. Il aura incessamment le reste, avec l’Épitre à M. de Richelieu, et une à Jean-Jacques. Les Cramer ont la pièce pour les pays étrangers. Lambert l’a pour Paris. Je leur en fais présent à ces conditions. Il ne me manque plus que de les avoir pour ennemis, parce que je les gratifie les uns et les autres. Je vous le répète, les talents sont damnés dans ce monde.

Je vous conjure de faire entendre raison à M. de Malesherbes ; il n’a ni bien agi ni bien parlé. Il a bien des torts, mais il est digne qu’on lui dise ses torts : c’est le plus grand éloge que je puisse faire de lui. Je vous embrasse mille fois.

  1. La Morlière, chevalier de l’ordre du Christ, et le premier homme de lettres qui, plus tard, encensa les vertus de la Du Barry, est cité comme un escroc dans les Mémoires de Bachaumont. Né à Grenoble en 1701, mort à Paris en 1785 ; il est auteur de Réflexions sur la tragédie d’Oreste, d’Observations sur celle Amélie, ou le Duc de Foix, et d’une Analyse de l’Orphelin de la Chine. (Cl.)
  2. Cette lettre est perdue. (B.)
  3. Montolieu.
  4. Mme Denis écrivait à Colini, le 15 août 1755, en parlant du manuscrit dérobé chez elle : « Je ne reviens pas encore d’un homme qui vole chez moi une parcelle de brouillon pour la vendre ! moi, amie intime de sa mère, et lui venant très-souvent me voir ! J’ai caché cette horreur à mon oncle, et je ne la lui dirai que lorsque nous aurons réparé le mal. » Il résulte du quatrième alinéa de la lettre 3001 que Voltaire croyait Mme Denis coupable d’une partie de ce mal.
  5. Voyez la lettre 3014.
  6. La lettre 3000.