Correspondance de Voltaire/1755/Lettre 3014

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Correspondance de Voltaire/1755
Correspondance : année 1755GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 463-464).
3014. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Aux Délices, 12 septembre.

Je vous ai déjà mandé, mon cher ange, que j’ai envové la pièce à Lambert ; que la seule chose importante pour moi, dans le triste état où je suis, c’est qu’elle paraisse avec les petits boucliers qui repoussent les coups qu’on me porte.

J’ai pris, sur les occupations cruelles, sur les maux qui m’accablent, sur le sommeil que je ne connais guère, un peu de temps à la hâte, pour corriger, pour arrondir ce que j’ai pu.

Si la pièce était malheureusement imprimée de la manière dont les comédiens la jouent, elle me ferait d’autant plus de peine que les copies en seraient très-incorrectes, et c’est ce que j’ai craint ; c’est ce qui est arrivé à Rome sauvée, transcrite aux représentations. Il n’y a nulle liaison dans les choses qu’on a été obligé de substituer pour faire taire des critiques très-injustes. Ces critiques disparaissent bientôt, et il ne faut pas qu’il reste de vestige de la précipitation avec laquelle on a été forcé d’adoucir les ennemis d’un ouvrage passable, avec des vers nécessairement faibles, par lesquels on a cru les désarmer.

S’il reste quelques longueurs, si l’impatience française ne veut pas que le dialogue ait sa juste étendue, on peut, aux représentations, sacrifier des vers ; mais les yeux jugent autrement. Le lecteur exige que tout ait sa proportion, que rien ne soit tronqué, que le dialogue ait toute sa justesse. Je ne parle point de certains vers énergiques, tels que :


Les lois vivent encore, et l’emportent sur vous[1].

(Acte IV, scène iv.)


vers que Mme  de Pompadour a approuvés, vers qui donnent quelque prix à mon ouvrage. Me les ôter sans aucune raison, c’est jeter une bouteille d’encre sur le tableau d’un peintre. Ne joignez pas, je vous en conjure, aux désagréments qui m’environnent, celui de laisser paraître mon ouvrage défiguré. Je serai peut-être dans la nécessité d’employer plus de soins à faire jouer ma pièce à Fontainebleau, comme elle doit l’être, qu’on en a mis à satisfaire les murmures inévitables à une première représentation dans Paris. Un peu de fermeté, quelques vers retranchés, suffiront pour faire passer la pièce au tribunal de ce parterre si indocile ; mais, au nom de Dieu, que mon ouvrage soit imprimé comme je l’ai fait. Mon cher ange, j’exige cette justice de votre amitié.

Quant à M. de Malesherbes, il a tort, et il faut avoir le courage de lui faire sentir qu’il a tort ; il n’y a que votre esprit aimable et conciliant qui puisse réussir dans cette affaire. N’y êtes-vous pas intéressé ? Quoi ! un Ximenès vole des manuscrits, et ce lâche insulte ! et il vous traite d’espèce ! et M. de Malesherbes a protégé ce vol ! Contre qui ? contre celui que ce vol pouvait perdre. Parlez, parlez avec le courage de votre probité, de votre honneur, de votre amitié. Les hommes sont bien méchants ! Vous avez le droit de vous élever contre eux ; c’est à la vertu d’être intrépide. Je vous embrasse mille fois. Comment va le pied de madame d’Argental ? Je vous envoie, par M. de Malesherbes même, l’édition de Genève. Prault n’aura rien. Lambert aura la France, les comédiens auront mon travail. Il ne me reste que les tracasseries, mon cher ange ; vos bontés l’emportent sur tout.

  1. La crainte que la police ne vît une allusion dans ce beau vers avait engagé un des amis de Voltaire à y substituer un vers insignifiant. Voyez plus bas, lettre 3032.