Correspondance de Voltaire/1756/Lettre 3097
J’envoie, ma chère nièce, la consultation de votre procès avec la nature au grand-juge Tronchin ; je le prierai d’envoyer sa décision par la poste en droiture, afin qu’elle vous arrive plus vite.
Vous me paraissez à peu près dans le même cas que moi : faiblesse et sécheresse, voilà nos deux principes. Cependant, malgré ces deux ennemis, je n’ai pas laissé de passer soixante ans ; et madame Ledosseur vient de mourir, avant quarante, d’une maladie toute contraire. Mme Bessières[1] avaient une vieille tante qui n’allait jamais à la garde-robe ; elle faisait seulement, tous les quinze jours, une crotte de chat que sa femme de chambre recevait dans sa main et qu’elle portait dans la cheminée ; elle mangeait, dans une semaine, deux ou trois biscuits, et vivait à peu près comme un perroquet ; elle était sèche comme le bois d’un vieux violon, et vécut dans cet état près de quatre-vingts ans, sans presque souffrir.
Au reste, je présume que M. Tronchin vous prescrira à peu près le même remède qu’à moi ; et, comme vous avez l’esprit plus tranquille que le mien, peut-être ce remède vous réussira ; mais ce ne sera qu’à la longue[2]. Le père putatif[3] du maréchal de Richelieu, qui était le plus sec et le plus constipé des ducs et pairs, s’avisa de prendre du lait à la casse ; cela avait l’air du bouillon de Proserpine ; il s’en trouva très-bien. Il mangeait du rôti à dîner, il prenait son lait à la casse à souper, et vécut ainsi jusqu’à quatre-vingt-quatre ans. Je vous en souhaite autant, ma chère nièce. Amusez-vous toujours à peindre de beaux corps tout nus, en attendant que le docteur Tronchin rétablisse et engraisse le vôtre.
Adieu, ma chère nièce ; tâchez de venir nous voir avec des tétons rebondis et un gros cul. Je vous embrasse tendrement, tout maigre que je suis. J’écris à Montigny[4] sur la mort de Mme Ledosseur. Sa perte m’afflige, et fait voir qu’on meurt jeune avec de gros tétons. La vie n’est qu’un songe ; nous voudrions bien, votre sœur et moi, rêver avec vous.
- ↑ La lettre 166 est adressée à l’une de ces demoiselles.
- ↑ Cinq mois plus tard, Mme de Fontaine alla aux Délices, ou Tronchin la ressuscita bientôt.
- ↑ Le maréchal de Richelieu, selon la règle générale, était fils de son père ; mais il paraît que ce père n’était pas Armand-Jean Vignerod, mort en mai 1715. Cette particularité était bien connue du maréchal lui-même ; et les lettres que Voltaire lui adressa le 10 octobre et le 3 décembre 1769 ne laissent aucun doute sur ce point. (Cl.)
- ↑ Mignot de Montigny, cousin germain de Mme de Fontaine, mort en 1782.