Correspondance de Voltaire/1756/Lettre 3097

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Correspondance de Voltaire/1756
Correspondance : année 1756GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 532-533).

3097. — À MADAME DE FONTAINE,
à paris.
À Monrion, 8 janvier.

J’envoie, ma chère nièce, la consultation de votre procès avec la nature au grand-juge Tronchin ; je le prierai d’envoyer sa décision par la poste en droiture, afin qu’elle vous arrive plus vite.

Vous me paraissez à peu près dans le même cas que moi : faiblesse et sécheresse, voilà nos deux principes. Cependant, malgré ces deux ennemis, je n’ai pas laissé de passer soixante ans ; et madame Ledosseur vient de mourir, avant quarante, d’une maladie toute contraire. Mme  Bessières[1] avaient une vieille tante qui n’allait jamais à la garde-robe ; elle faisait seulement, tous les quinze jours, une crotte de chat que sa femme de chambre recevait dans sa main et qu’elle portait dans la cheminée ; elle mangeait, dans une semaine, deux ou trois biscuits, et vivait à peu près comme un perroquet ; elle était sèche comme le bois d’un vieux violon, et vécut dans cet état près de quatre-vingts ans, sans presque souffrir.

Au reste, je présume que M.  Tronchin vous prescrira à peu près le même remède qu’à moi ; et, comme vous avez l’esprit plus tranquille que le mien, peut-être ce remède vous réussira ; mais ce ne sera qu’à la longue[2]. Le père putatif[3] du maréchal de Richelieu, qui était le plus sec et le plus constipé des ducs et pairs, s’avisa de prendre du lait à la casse ; cela avait l’air du bouillon de Proserpine ; il s’en trouva très-bien. Il mangeait du rôti à dîner, il prenait son lait à la casse à souper, et vécut ainsi jusqu’à quatre-vingt-quatre ans. Je vous en souhaite autant, ma chère nièce. Amusez-vous toujours à peindre de beaux corps tout nus, en attendant que le docteur Tronchin rétablisse et engraisse le vôtre.

Adieu, ma chère nièce ; tâchez de venir nous voir avec des tétons rebondis et un gros cul. Je vous embrasse tendrement, tout maigre que je suis. J’écris à Montigny[4] sur la mort de Mme  Ledosseur. Sa perte m’afflige, et fait voir qu’on meurt jeune avec de gros tétons. La vie n’est qu’un songe ; nous voudrions bien, votre sœur et moi, rêver avec vous.

  1. La lettre 166 est adressée à l’une de ces demoiselles.
  2. Cinq mois plus tard, Mme  de Fontaine alla aux Délices, ou Tronchin la ressuscita bientôt.
  3. Le maréchal de Richelieu, selon la règle générale, était fils de son père ; mais il paraît que ce père n’était pas Armand-Jean Vignerod, mort en mai 1715. Cette particularité était bien connue du maréchal lui-même ; et les lettres que Voltaire lui adressa le 10 octobre et le 3 décembre 1769 ne laissent aucun doute sur ce point. (Cl.)
  4. Mignot de Montigny, cousin germain de Mme  de Fontaine, mort en 1782.