Correspondance de Voltaire/1756/Lettre 3101

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Correspondance de Voltaire/1756
Correspondance : année 1756GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 537-538).

3101. — DE MADAME DENIS À LEKAIN[1].
23 janvier 1756.

Je suis bien sensible, monsieur, à la lettre que vous venez de m’écrire ; je reconnais dans toutes les occasions votre amitié pour moi. Sans trop de prévention pour la Coquette punie, j’imaginais pourtant que, pour un coup d’essai, surtout venant d’une femme, elle m’aurait fait quelque honneur, et n’aurait point été à charge à la Comédie : tous les gens raisonnables en avaient porté le même jugement ; vous savez comme on en a usé avec moi, et cela finit par me voler mon sujet. Que faire ? Rien, je crois, sinon de détromper le public, en cas que le vol soit trop manifeste. Je souhaite beaucoup de prospérité à La Noue, mais son procédé est d’autant plus extraordinaire qu’il dit à M.  de Richelieu que le sujet d’une Coquette ne pourrait plus réussir au théâtre, qu’il était trop usé. Il est plaisant qu’après un pareil propos il en fasse une sur le même modèle de la mienne. Ressouvenez-vous que l’hiver où on refusa ma pièce vous en jouâtes cinq nouvelles qui tombèrent à plat toutes les cinq. La Noue, par l’imprudence de M.  de Richelieu, a eu ma pièce quatre jours sous prétexte de l’étudier pour la bien lire : effectivement, il la possédait si bien qu’en la lisant il passait adroitement les jolis détails et les deux meilleures scènes de l’ouvrage. À la Comédie, vous savez comme elle a été lue ; j’aurais défié à un ange d’y rien comprendre ; enfin il faut tâcher d’oublier les choses désagréables et injustes : c’est ce que j’ai fait. Je me ressouviens pourtant que j’ai laissé mon rôle de la Coquette à Mlle  Grandval ; je ne doute pas que La Noue ne s’en soit aidé : c’est le meilleur de la pièce, et je souhaite qu’il en ait tiré un bon parti ; mais ne parlons plus de cela.

Vous demandez à mon oncle une tragédie, et vous avez raison : donnez-lui donc le temps de la faire. Son sujet est choisi, mais l’ouvrage n’est pas encore commencé ; il a encore plusieurs choses à finir avant d’y pouvoir travailler. Heureusement, vous savez qu’il les fait fort vite ; il fait des vers mieux que jamais, et, s’il vit, comme je l’espère, je ne doute pas que vous n’ayez encore plusieurs tragédies de lui. Pour moi, je l’y porterai de tout mon cœur, et surtout je l’engagerai à faire deux beaux rôles : un pour vous, et un pour Mlle  Clairon, et c’est bien son intention.

Le pauvre Châteaubrun est tombé : aussi pourquoi, lorsqu’on a eu le bonheur de réussir dans deux pièces médiocres, en donner, coup sur coup, une troisième, moins bonne que les premières ? Pour un homme de soixante-dix ans, c’est une furieuse imprudence. Adieu, monsieur, je souliaite que l’Orphelin vous dédommage. Jouiez-vous dans Astyanax ? Mlle  Clairon y jouait-elle ?. Mandez-moi cela ; faites-moi l’amitié aussi de me dire quels sont les acteurs qui joueront dans la pièce de La Noue ; on a beau être loin de Paris, on s’intéresse toujours à lui ; mais je m’intéresse encore bien plus à vous et à vos succès. Continuez, monsieur, de plaire au public et d’aimer vos amis : pour moi, je serai toujours des vôtres ; j’aime passionnément vos talents, et j’estime votre cœur et votre façon de penser. Conservez-moi votre amitié, et ne doutez jamais de la mienne : elle est à vous pour ma vie.

Denis.

  1. Mémoires de Lekain, page 284.