Correspondance de Voltaire/1756/Lettre 3166

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Correspondance de Voltaire/1756
Correspondance : année 1756GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 37-39).

3166. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Aux Délices, 3 mai.

Thieriot me mande, mon divin ange, que vous avez été content de l’édition de mes sermons, que ma morale vous a plu, que les Notes ont eu votre approbation ; mais vous saviez l’affront qu’on venait de faire au père de l’Église des sages, à Bayle. On venait de le traiter comme le père Berruyer et comme la Christiade ; on l’associait à l’évêque de Troyes. On brûlait tout, et Ancien et Nouveau Testament, et mandements, et philosophie. Cette capilotade est assez singulière, et le discours de M. Joly peu courtois pour le philosophe de Rotterdam. Mon mauvais ange voulut que, précisément dans ce temps-là, il se soit glissé au bout de mon Petit Carême une note sur Bayle qui devient tout juste la satire d’un jugement que j’ignorais, et du discours éloquent de M. Joly de Fleury, que je n’avais pu deviner. Je n’ai été informé que par les gazettes de l’arrêt contre l’Écriture sainte et contre Bayle. J’ai écrit aussitôt à Thieriot, l’éditeur ; je l’ai prié de réformer ma scandaleuse note faite si innocemment. Je ne veux pas être brûlé avec la Bible ; à moi n’appartient tant d’honneur. Il est certain qu’il y a deux ou trois petits mots qui doivent déplaire beaucoup à M. Joly de Fleury : « Que ceux qui se déchaînent contre Bayle apprennent de lui à raisonner et à être modérés ; » et, à la fin de la note : « C’est qu’ils sont injustes. » Encore une fois, je ne pouvais deviner que des hommes qui raisonnent, qui sont modérés et justes, traitassent Bayle comme ils l’ont fait ; mais je ne dois pas le leur dire. Vous venez toujours à mon secours, mon ange ; mais en est-il temps ? et Thieriot n’a-t-il pas déjà fait imprimer ma bévue ? Je vous supplie aussi de ne pas permettre qu’on gâte ce vers :


L’empereur ne peut rien sans ses chers électeurs[1].


Le mot de cher est celui dont il se sert en leur écrivant. Ce sont ces mots propres et caractéristiques qui font le mérite d’un vers. Qu’avec ses électeurs est dur et faible. Je voudrais bien n’être ni brûlé ni mutilé.

Je mérite ces grâces de vous, puisque je vous fais faire deux tragédies à la fois sous mes yeux. La première est ce Botoniate, ce Nicèphore, que le conseiller[2] genevois raccommode ; la seconde est Alceste, à laquelle votre très-humble servante, ma nièce, travaille tout doucement. Il ne reste plus que moi ; mais je vous ai déjà dit qu’il me fallait du temps, de la santé, et flatus dicinus. J’attends le moment de la grâce. Si mon état continue, je serai un juste à qui la grâce aura manqué. Je ne peux d’ailleurs songer à présent qu’à Port-Mahon. Je me flatte que vous apprendrez bientôt la réduction de toute l’île. Ce sera là un beau coup de théâtre, un beau dénoûment ; mais, en vérité, il est plus aisé de prendre Minorque que de faire une bonne tragédie à mon âge. Je ne connais plus les acteurs ; je suis loin de vous. Les sujets sont épuisés, et moi aussi. Il n’y a que le cœur qui soit inépuisable. Je voudrais bien que les talents fussent comme l’amitié, qu’ils augmentassent avec les années. Adieu ; mille tendres respects à tous les anges.

  1. la Loi naturelle, seconde partie, v. 19.
  2. Fr. Tronchin.