Correspondance de Voltaire/1757/Lettre 3471

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Correspondance de Voltaire/1757
Correspondance : année 1757GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 313-315).

3471. — À M.  LE COMTE D’ARGENTAL.
3 décembre.

Je vous écrivis par le dernier ordinaire, mon cher et respectable ami, un petit barbouillage assez indéchiffrable, avec une lettre ostensible pour une personne[1] qui a été de vos amis, et que vous pouvez voir quelquefois. J’ai bien des choses à y ajouter ; mais l’état de la santé de Mme  d’Argental doit passer devant. Je voudrais que vous fussiez tous ici comme Mme  d’Épinai, Mme  Montferrat, et tant d’autres. Notre docteur Tronchin fortifie les femmes ; il ne les saigne point, il ne les purge guère ; il ne fait point la médecine comme un autre. Voyez comme il a traité ma nièce de Fontaine ; il l’a tirée de la mort. Vous ne m’avez jamais parlé de Mme  de Montferrat ; c’est pourtant un joli salmigondis de dévotion et de coquetterie. Je ne sais où prendre Mme  de Fontaine à présent, pour avoir ces portraits. L’affaire commence à m’intéresser, depuis que vous voulez bien avoir la triste ressemblance de celui qui probablement n’aura jamais le bonheur de vous revoir. Mais moi, pourquoi n’aurai-je pas, dans mes Alpes, la consolation de vous regarder sur toile, et de dire : Voilà celui pour qui seul je regrette Paris ? C’est à moi à demander votre portrait, c’est moi qui ai besoin de consolation.

Je reviens à ma dernière lettre. Il est certain qu’on a pris ou donné furieusement le change, quand on vous a parlé. Que pourrait-on attribuer à mes correspondances ? quel ombrage pourrait en prendre la cour de Vienne ? Quel prétexte singulier ! Je voudrais qu’on fût aussi persuadé de mes sentiments à la cour de France qu’on l’est à la cour de l’impératrice. Mais, quels que soient les sentiments d’un particulier obscur, ils doivent être comptés pour rien ; s’ils l’étaient pour quelque chose, la personne en question[2] devrait me savoir un assez grand gré des choses que je lui ai confiées. S’il a pensé que cette confidence était la suite de l’intérêt que je prenais encore au roi de Prusse, et si une autre personne[3] a eu la même idée, tous deux se sont bien trompés ; je les ai instruits d’une chose qu’il fallait qu’ils sussent. Mme  de Pompadour, à qui j’en écrivis d’abord, m’en parut satisfaite par sa réponse. L’autre, à qui vous m’avez conseillé d’écrire, et à qui je devais nécessairement confier les mêmes choses qu’à Mme  de Pompadour, ne m’a pas répondu. Vous sentez combien son silence est désagréable pour moi, après la démarche que vous m’avez conseillée, et après la manière dont je lui ai écrit. Ne pourriez-vous point le voir ? Ne pourriez-vous point, mon cher ange, lui dire à quel point je dois être sensible à un tel oubli ? S’il parlait encore de mes correspondances, s’il mettait en avant ce vain prétexte, il serait bien aisé de détruire ce prétexte en lui faisant connaître que, depuis deux ans, le roi de Prusse me proposa, par l’abbé de Prades, de me rendre tout ce qu’il m’avait ôté. Je refusai tout sans déplaire, et je laissai voir seulement que je ne voulais qu’une marque d’attention pour ma nièce, qui pût réparer, en quelque sorte, la manière indigne dont on en avait usé envers elle. Le roi de Prusse, dans toutes ses lettres, ne m’a jamais parlé d’elle. Mme  la margrave de Baireuth a été beaucoup plus attentive. Vous voilà bien au fait de toute ma conduite, mon divin ange, et vous savez tous les efforts que le roi de Prusse avait faits autrefois pour me retenir auprès de lui. Vous n’ignorez pas qu’il me demanda lui-même au roi. Cette malheureuse clef de chambellan était indispensablement nécessaire à sa cour. On ne pouvait entrer aux spectacles sans être bourré par ses soldats, à moins qu’on n’eût quelque pauvre marque qui mît à l’abri. Demandez à Darget comme il fut un jour repoussé et houspillé. Il avait beau crier : Je suis secretaire ! On le bourrait toujours.

Au reste le roi de Prusse savait bien que je ne voulais pas rester là toute ma vie ; et ce fut la source secrète des noises. Si vous pouviez avoir une conversation avec l’homme en question[4], il me semble que la bonté de votre cœur donnerait un grand poids à toutes ces raisons ; vous détruiriez surtout le soupçon qu’on paraît avoir conçu que je m’intéresse encore à celui dont j’ai tant à me plaindre.

Enfin à quoi se borne ma demande ? À rien autre chose qu’à une simple politesse, à un mot d’honnêteté qu’on me doit d’autant plus que c’est vous qui m’avez encouragé à écrire. Ne point répondre à une lettre dont on a pu tirer des lumières, c’est un outrage qu’on ne doit point faire à un homme avec qui on a vécu, et qu’on n’a connu que par vous.

Encore un mot, c’est que si on vous disait : « J’ai montré la lettre ; on ne veut pas que je réponde à un homme qui a conseillé, il y a six semaines, au roi de Prusse de s’accommoder », vous pourriez répondre que je lui ai conseillé aussi d’abdiquer plutôt que de se tuer comme il le voulait, et qu’il me répondit, cinq[5] jours avant la bataille :


Je dois, en affrontant l’orage,
Penser, vivre, et mourir on roi.


Tout cela est fort étrange. Je confie tout à votre amitié et à votre sagesse. Ma conduite est pure, vous la trouverez même assez noble. Le résultat de tout ceci, c’est que mon procédé avec votre ancien ami, ma lettre, et ma confiance, méritent ou qu’il m’écrive un mot, ou, s’il ne le peut pas, qu’il soit convaincu de mes sentiments, et qu’il les fasse valoir : voilà ce que je veux devoir à un cœur comme le vôtre.

  1. L’abbé de Bernis.
  2. L’abbé de Bernis.
  3. Mme  de Pompadour.
  4. Bernis.
  5. Lisez vingt-sept jours.