Correspondance de Voltaire/1757/Lettre 3501

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Correspondance de Voltaire/1757
Correspondance : année 1757GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 340-341).

3501. — À. M.  D’ALEMBERT.
Lausanne, 29 décembre.
(Tibi soli.)

Mon cher et courageux philosophe, je viens de lire et de relire votre excellent article Genève. Je pense que le conseil et le peuple vous doivent des remerciements solennels ; vous en méritez des prêtres mêmes ; mais ils sont assez lâches pour désavouer leurs sentiments, que vous avez manifestés, et assez insolents pour se plaindre de l’éloge que vous leur avez donné d’approcher un peu de la raison. Ils se remuent, ils aboient ; ils voudraient engager les magistrats à solliciter à la cour un désaveu de votre part ; mais assurément la cour ne se mêlera pas de ces huguenots, et vous soutiendrez noblement ce que vous avez avancé en connaissance de cause. Vernet, ce Vernet convaincu d’avoir volé des manuscrits, convaincu d’avoir supposé une lettre de feu Giannone[1] ; Vernet, qui fit imprimer à Genève les deux détestables premiers volumes de cette prétendue Histoire universelle ; Vernet, qui reçut trois livres par feuille du libraire ; Vernet, le professeur de théologie, n’a-t-il pas imprimé, dans je ne sais quel Catéchisme[2] qu’il m’a donné et que j’ai jeté au feu, n’a-t-il pas imprimé, dis-je, que la révélation peut être de quelque utilité ? n’avez-vous pas vingt fois entendu dire à tous les ministres qu’ils ne regardent pas Jésus-Christ comme Dieu ? Vous avez donc déclaré la vérité, et nous verrons s’ils auront l’audace et la bassesse de la trahir.

Quelque chose qu’il arrive, il demeurera consigné dans un livre immortel qu’il y a eu des prêtres, ou soi-disant tels, qui ont osé ne croire qu’un dieu, et encore un dieu qui pardonne, un dieu pardonneur, comme disent les Turcs.

Vous me donnez l’article Historiographe à traiter, mes chers maîtres. Je n’ai point ici la minute de l’article Histoire. Il me semble que je le fis bien vite, et que je le corrigeai encore plus vite et plus mal. Il serait nécessaire que je le revisse, afin que je ne plaçasse point au mot Historiographe ce que j’aurais mis au mot Histoire, et que je pusse mieux mesurer ces deux articles.

Si donc vous avez quinze jours devant vous, renvoyez-moi Histoire. Cela est ridicule, je le sais bien ; mais je serais plus ridicule de donner un mauvais article. Je vous renverrai le manuscrit trois jours après l’avoir reçu. Ayez la bonté de l’envoyer contre-signé à Lausanne.

Je cherche, dans les articles dont vous me chargez, à ne rien dire que de nécessaire, et je crains de n’en pas dire assez ; d’un autre côté, je crains de tomber dans la déclamation. Il me paraît qu’on vous a donné plusieurs articles remplis de ce défaut ; il me revient toujours qu’on s’en plaint beaucoup. Le lecteur ne veut qu’être instruit, et il ne l’est point du tout par ces dissertations vagues et puériles, qui, pour la plupart, renferment des paradoxes, des idées hasardées, dont le contraire est souvent vrai ; des phrases ampoulées, des exclamations qu’on sifflerait dans une académie de province, qui sont bien indignes de figurer avec tant d’articles admirables.

M.  le ministre Vernes vous a, je crois, donné l’article Humeur ; mais si vous ne l’aviez pas de sa main, je me serais proposé. Il me semble, par exemple, qu’on doit d’abord définir ce qu’on entend par ce mot ; ensuite rechercher la cause de l’humeur, faire voir qu’elle ne vient que d’un mécontentement secret, d’une tristesse dans les hommes les plus heureux, en montrer les inconvénients ; cela ne demande, à mon avis, qu’une demi-page ; mais chacun veut étendre ses articles. On oublie, comme dit Pascal, qu’on est ligne, et on se fait centre. On veut occuper une grande niche dans votre panthéon ; on ose dire je et moi dans votre Dictionnaire. Ah ! que je suis fâché de voir tant de stras avec vos beaux diamants ! Mais vous répandez votre éclat sur les stras. J’attends avec impatience le Père de famille[3]. Je salue et j’embrasse l’illustre auteur.

  1. Jacob Vernet, en 1738, avait publié des Anecdotes ecclésiastiques tirées de l’Histoire de Naples de Giannone.
  2. Instruction chrétienne, ou Catéchisme familier pour les enfants, 1741, in-12.
  3. Ce drame de Diderot, imprimé en 1758, ne fut joué au Théâtre-Français qu’en février 1761,