Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3517

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 357-358).

3517. — DE M.  L’ABBÉ AUBERT[1].
À Paris, le 10 de janvier 1758.

Ô toi dont les sublimes chants
Imitent les sons fiers des clairons, des trompettes,

Dagne écouter mes chansonnettes,
Daigne favoriser mes timides accents.
Des cœurs ambitieux admirable interprète,
Ta muse fait parler les princes, les héros.
La mienne fait jaser le serin, la fauvette ;
Par l’organe de l’âne elle enseigne les sots.
Si quelquefois, dans d’heureuses images,
J’ai peint avec succès le vice ou la vertu,
Voltaire, c’est à toi que l’hommage en est dû :
J’ai relu cent fois tes ouvrages.


J’ai toujours pensé, monsieur, que le premier devoir d’un homme qui voulait se faire un nom, dans quelque genre de poésie que ce fût, était de se former sur vos ouvrages ; et le second, de vous offrir ses essais. Je m’acquitte de ce dernier, en comptant beaucoup sur votre indulgence et sur vos avis. Jusqu’à présent les personnes que j’ai consultées m’ont toutes donné des conseils si opposés que je ne sais quel parti prendre. L’un me reproche d’imiter trop La Fontaine, et l’autre de ne pas l’imiter assez ; celui-ci se plaint que mes morales sont trop longues, celui-là qu’elles sont trop courtes ; un troisième voudrait m’obliger à les supprimer toutes, alléguant pour raison, malgré l’exemple de tous les fabulistes, que le but d’une fable doit se faire sentir assez de soi-même pour se passer de cette espèce de commentaire que l’on appelle morale. Il y en a qui voudraient que mes fables fussent toutes aussi simples que celle de la Cigale et la Fourmi, comme si un fabuliste était condamné à n’être lu que par des enfants.


Cette variété d’opinions sur mon recueil m’a mis souvent dans le cas de m’appliquer la fable du Meunier, son fils, et l’âne.


Parbleu, dit le meunier, est bien fou du cerveau.
Qui prétend contenter tout le monde et son père.


Vous voyez, monsieur, combien j’ai besoin d’être fixé par des avis sûrs et dont on ne puisse appeler. Je me déciderai, monsieur, d’après les vôtres, si je vaux la peine que l’auteur de la Henriade sacrifie quelques moments à la lecture d’une cinquantaine de fables, et qu’il daigne m’écrire ce qu’il en pense. J’attends, monsieur, cette faveur de votre attention à encourager les talents naissants ; et je me ferai en tout temps honneur de prendre des leçons du plus beau génie de France. Je suis, etc.

  1. J.-L. Aubert, né en 1731, mort en 1814, envoyait à Voltaire le volume qu’il avait publié sous le titre de Fables nouvelles, 1756, in-12. Voltaire lui répondit le 22 mars ; voyez la lettre 3587.