Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4287

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Correspondance : année 1760
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 6-9).

4287. — À M.  LE COMTE D’ARGENTAL.
Aux Délices, 4 octobre, à midi.

Eh ! mon Dieu, mes anges, vous voilà fachés contre moi ! vous voilà des anges exterminateurs. Que votre face ne s’allume pas contre moi, et regardez-moi en pitié.

Je vous ai écrit une lettre[1] ce matin ; je réponds à votre courroux du 29. Figurez-vous que je n’ai le temps ni de manger ni de dormir ; la tête me tourne.

1° Je vous jure qu’on m’a mandé que Lekain et la Clairon avaient arrangé le troisième acte à leur fantaisie ; mais allons pied à pied, si je puis, et commençons par le commencement.

2° J’ai déjà dit et je redis que la transfusion des deux scènes paternelles d’Argire avec Aménaïde en une seule scène, vers la fin du premier acte, était le salut de la république ; j’ai remercié et je remercie.

3° Je m’en tiens à cette manière de finir le premier acte :


Viens… je te dirai tout… mais il faut tout oser ;
Le joug est trop affreux ; ma main doit le briser ;
La persécution enhardit la faiblesse.


Cela fortifie le caractère d’Aménaïde, et rend en même temps ses accusateurs moins odieux.

4° Le second acte commence encore d’une manière plus forte :


....................
Moi, des remords ! qui, moi ! le crime seul les donne, etc.

Et c’est Aménaïde, et non la suivante, qui fait tout ; et il est bien plus naturel de lui donner de la confiance pour un esclave qui l’a déjà servie que de remettre tout aux soins de Fanie : cela était trop d’une petite fille, et cette fermeté du caractère d’Aménaïde prépare mieux les reproches vigoureux qu’elle fait ensuite à son père.

5° Jamais je n’ai eu d’autre idée, au troisième acte, que de faire apprendre à Tancrède son malheur par gradation ; je n’ai jamais prétendu qu’il parlât d’abord à Aldamon, comme au confident de son amour ; et quand Tancrède disait, au nom d’Orbassan :


Orbassan, l’ennemi, le rival de Tancrède !

(Scène I.)


il le disait à part ; et, pour lever toute équivoque, j’ai mis l’oppresseur de Tancrède, au lieu de rival. J’ai toujours prétendu que Tancrède, en arrivant dans la ville, avait appris, par le bruit public, qu’Orbassan devait épouser Aménaïde ; c’est une chose très-naturelle : tout le monde en parle, et Aldamon n’en sait que ce que la voix publique lui en a appris.

Quand Tancrède demande qui commande les armes dans la ville, Aldamon peut répondre :


Ce fut, vous le savez, le respectable Argire,
....................
Mais · · · · · · · · · · Orbassan lui succède.

(Acte iii, scène i.)

En un mot, tout l’art de cette scène doit consister dans la manière dont Tancrède laisse pénétrer son secret par Aldamon, qui voit, par son émotion, quels sont ses chagrins et ses projets. Je vais parler de vous était équivoque ; vous cependant ne signifie pas je vous nommerai ; il signifie qu’Aménaïde pourra se douter quel est ce vous ; mais cela est trop subtil, et vous m’envoyez vaut mieux. Ce sont bagatelles.


· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Je suis encor sous le couteau

(Acte III, scène vii.)


est une expression noble et terrible : si on ne la trouve pas ailleurs, tant mieux ; elle a le mérite de la nouveauté, de la vérité, et de l’intérêt. Cette scène a fait un grand effet chez moi. Il faut laisser dire les petits critiques, qui font semblant de s’effaroucher cher de tout ce qui est nouveau, et qui ne voudraient que des expressions triviales ; notre langue n’est déjà que trop stérile.

7° La dernière scène du second acte était aussi nécessaire que cette dernière scène du troisième ; mais comme ce petit monologue du second ne peut être qu’une expression simple de la situation d’Aménaïde, comme ce tableau de son état n’est point un grand combat de passions, il ne faut pas s’attendre à de grands effets de ce monologue, mais seulement à rendre le spectateur satisfait, et à terminer l’acte avec rondeur et élégance, sans refroidir.

Ô ma fille ! vivez, fussiez-vous criminelle[2],


est dit par un acteur glacé, tel que les acteurs français l’ont presque toujours été ; si ce vers n’est pas dans la bouche d’un homme qui ait déjà pleuré ou fait pleurer, il est clair que ce vers doit être mal reçu ; mais moi, en le disant, j’arrache des larmes. J’ai voulu peindre un vieillard faible et malheureux ; c’est la nature. Il y a un préjugé bien ridicule parmi nous autres Francs, c’est que tous les personnages doivent avoir la même noblesse d’âme, qu’ils doivent tous être bien élevés, bien élégants, bien compassés ; la nature n’est pas faite ainsi.

9° Le grand point est de toucher ;

Inventez des ressorts qui puissent m’attacher,

(Boileau, l’Art poet., ch. III v. 26.)


Or Aménaïde est aussi touchante à la lecture qu’au théâtre. Cependant vous savez, mes anges, que M.  de Chauvelin avait été mécontent du quatrième acte ; il avait imaginé d’envoyer un ambassadeur de Solamir, et de substituer une entrée et une audience aux sentiments douloureux d’une femme qui a été condamnée à mort par son père, et qui est à la fois méprisée et défendue par son amant. Toutes ces idées que chacun a dans sa tête, de la manière dont on pourrait conduire autrement une pièce nouvelle, ne serviront jamais qu’à refroidir un auteur, à lui ôter tout son enthousiasme. On pourra gagner quelque chose du côté de l’historique, et on perdra tout l’intérêt. Si Corneille avait suivi dans le Cid le plan de l’Académie, le Cid était à la glace.

On crie, aux premières représentations, et le couteau, et la haine outrageuse, et


… Je ne peux souffrir ce qui n’est pas Tancrède ;

(Acte II, scène i.)

au bout de huit jours on ne crie plus.

10° Les longueurs doivent être accourcies ; mais l’étriqué et l’étranglé détruit tout. Un sentiment qui n’a pas sa juste étendue ne peut faire effet. Qu’est-ce qu’une tragédie en abrégé ?

11° Nous soutenons toujours que les derniers vers d’Aménaïde sont un morceau pathétique, terrible, nécessaire, et nous en avons eu la preuve :


Arrêtez… vous n’êtes point mon père, etc.

(Acte V, scène vi.)

On fut transporté.

Je n’ai plus de papier, je n’ai plus ni tête ni doigts. Mon cœur est navré de douleur si j’ai déplu à mes anges ; mais, au nom de Dieu, ôtez-moi ce


Car tu m’as déjà dit[3].

  1. Elle manque. (Cl.)
  2. Ce vers, qui sortait glacé de la bouche de Brizard, n’a pas été conservé dans Tancrède. (Cl.)
  3. Voyez tome XL. page. 557.