Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4349

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Correspondance : année 1760
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 75-76).

4349. — À M.  LE MARQUIS D’ARGENCE DE DIRAC.
27 novembre.

Monsieur, le philosophe des Alpes, et sa nièce, et tout ce qui a eu l’honneur de vous voir, vous regrettent. Il nous est venu des philosophes depuis vous, mais aucun ne vous fera jamais oublier. Jugez combien Lucrèce est beau en latin, puisqu’il vous fait tant de plaisir dans un si mauvais français ; et jugez du peu que nous valons, nous autres modernes, puisque aucun Français n’a osé dire la dixième partie de ce que Lucrèce disait aux Romains sans témérité et sans crainte. On se plaint des fermiers généraux et des intendants ; mais combien devrait-on s’élever contre des misérables qui mettent des impôts sur l’esprit, et qui tyrannisent la pensée ! L’ignorance et l’infâme superstition couvrent la terre ; quelques personnes échappent à ce fléau, le reste est au rang des bêtes de somme ; et on a si bien fait qu’il faut des efforts pour secouer le joug infâme qu’on a mis sur nos têtes. Nous sommes parvenus à regarder comme un homme hardi celui qui pense que deux et deux font quatre.

Jouissez, monsieur, de votre raison, dont si peu d’hommes jouissent, et ajoutez-y la jouissance de la vie dans votre belle terre, dans le sein de votre famille, et dans la société de vos amis, surtout dans celle de M.  de La Ramière, à qui nous faisons nos très-humbles compliments, et qui me paraît bien digne de votre amitié.

Adieu, monsieur ; si le plaisir d’être aimé doit être compté pour quelque chose, soyez sûr que vous le serez toujours dans la petite retraite que vous avez daigné habiter. Votre petite chambre s’appelle la cellule du philosophe. Recevez mes tendres respects.