Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4353

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Correspondance : année 1760
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 80-81).

4353. — À M.  LE COMTE D’ARGENTAL.
29 novembre.

Telle est dans nos États la loi de l’hyménée ;
C’est la religion lâchement profanée,

C’est la patrie enfin que nous devons venger.
L’infidèle en nos murs appelle l’étranger, etc.

(Tancrède, acte II, scène iv.)

Il faut avouer, mes divins anges, que je suis l’homme aux inadvertances. On change un vers, et on oublie d’envoyer les corrections devenues nécessaires aux vers suivants, et on fatigue ses anges horriblement. On ne sait plus où l’on est. Il faut recopier la pièce, tous les rôles : c’est la toile de Pénélope. Je suis à vos genoux, je vous demande pardon, je meurs de honte. Il y a plus de cent vers corrigés dans cette maudite Chevalerie ; tout cela est épars dans mes lettres. Si vous pouvez attendre, je crois que le meilleur parti est de vous envoyer la pièce bien recopiée. Vous êtes les maîtres de tout ; mais, en cas que vous fassiez imprimer, je vous demande toujours en grâce de m’envoyer les feuilles.

J’apprends que messieurs les dévots et MM.  de Pompignan se sont beaucoup remués sur la nouvelle que j’étais chez Delaleu, à Paris. J’apprends que les dévotes sont fâchées de voir une Corneille aller dans la terre de réprobation, et qu’elles veulent me l’enlever. À la bonne heure ; elles lui feront sans doute un sort plus brillant, un établissement plus solide dans ce monde-ci et dans l’autre ; mais je n’aurai eu rien à me reprocher. Nous verrons qui l’emportera de cette cabale ou de vous. Vous devez savoir que tout cela a été traité, pour et contre, au lever du roi. Chacun a dit son mot. Voilà de grandes affaires ; mais Pondichéry est plus important.

Que dites-vous de la Didon, de M.  Lefranc de Pompignan, suivie du Fat puni[1] ? On est bien drôle à Paris !

Mille tendres respects.

  1. Le 9 novembre 1760, un des acteurs de la Comédie française ayant annoncé comme cela se pratiquait alors, qu’ils donneraient le jour suivant Didon et le Fat puni, le parterre, se rappelant aussitôt les Facéties de Voltaire, avait fait un malin rapprochement entre l’auteur de la tragédie et le titre de la comédie. Cette gaieté du public parisien fut cause que l’on donna le lendemain une autre petite piéce que le Fat puni, qui est de Pont-de-Veyle. (Cl.)