Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4479

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 225-226).

4479. — À MADAME DE FONTAINE,
à hornoy.
À Ferney, 27 février.

Nos montagnes couvertes de neige, et mes cheveux, devenus aussi blancs qu’elles, m’ont rendu paresseux, ma chère nièce ; j’écris trop rarement. J’en suis très-fâché, car c’est une grande consolation d’écrire aux gens qu’on aime : c’est une belle invention que de se parler, de cent cinquante lieues, pour vingt sous.

Avez-vous lu le roman de Rousseau ? Si vous ne l’avez pas lu, tant mieux ; si vous l’avez lu, je vous enverrai les Lettres du marquis de Ximenès sur ce roman suisse[1].

Nous montrons toujours l’orthographe à la cousine issue de germain de Polyeucte et de Cinna. Si celle-là fait jamais une tragédie, je serai bien attrapé ; elle fait du moins de la tapisserie. Je crois que c’est un des beaux-arts, car Minerve, comme vous savez, était la première tapissière du monde. Il n’y a que la profession de tailleur qui soit au-dessus, Dieu ayant été lui-même le premier tailleur, et ayant fait des culottes pour Adam[2] quand il le chassa du paradis terrestre à coups de pied au cul.

Votre sœur embellit les dedans de Ferney, et moi, je me ruine dans les dehors. C’est une terrible affaire que la création ; vous avez très-bien fait de vous borner à rapetasser. Je vous crois actuellement bien à votre aise dans votre château ; mais je vous plains de n’avoir ni grand jardin, ni grand lac : ce n’est pas assez d’avoir trois mille gerbes de champart, il faut que la vue soit satisfaite.

Le grand ècuyer de Cyrus[3] aura beau faire, il ne formera point de paysage où la nature n’en a pas mis. J’ai peur qu’à la longue le terrain ne vous dégoûte. Quand vous voudrez voir quelque chose de fort au-dessus des Délices, venez chez nous à Ferney ; surtout n’allez jamais à Paris : ce séjour n’est bon que pour les gens à illusion, ou pour les fermiers généraux. Vive la campagne, ma chère nièce ; vivent les terres, et surtout les terres libres, où l’on est chez soi maître absolu, et où l’on n’a point de vingtièmes à payer ! C’est beaucoup d’être indépendant, mais d’avoir trouvé le secret de l’être en France, cela vaut mieux que d’avoir fait la Henriade.

Nous allons avoir une troupe de bateleurs auprès des Délices[4], ce qui fait deux avec la nôtre. En attendant que nous ouvrions notre théâtre, je m’amuse à chasser les jésuites d’un terrain qu’ils avaient usurpé, et à tâcher de faire envoyer aux galères un curé de leurs amis. Ces petits amusements sont nécessaires à la campagne : il ne faut jamais être oisif.

Votre jurisconsulte[5] est-il à Hornoy ou à Paris ? Votre conseiller-clerc[6], qui écrit de si jolies lettres, tous les jours de courrier, à ses parents, est-il allé juger ? Le ""grand ècuyer travaille-t-il en petits points ? Montez-vous à cheval ? Daumart[7] est au lit depuis cinq mois, sans pouvoir remuer. Tronchin vous a guérie, parce qu’il ne vous a rien fait ; mais, pour avoir fait quelque chose à Daumart, ce pauvre garçon en mourra ; ou sa vie sera pire que la mort. C’est une bien malheureuse créature que ce Daumart ; mais son père était encore plus sot que lui, et son grand-père encore plus. Je n’ai pas connu le bisaïeul, mais ce devait être un rare homme.

J’ai commencé ma lettre par le roman de Rousseau, je veux finir par celui de La Popelinière. C’est, je vous jure, un des plus absurdes ouvrages qu’on ait jamais écrit : pour peu qu’il en fasse encore un dans ce goût, il sera de l’Académie.

Bonsoir ; portez-vous bien. Je ne vous écris pas de ma main : on dit que j’ai la goutte, mais ce sont mes ennemis qui font courir ce bruit-là. Je vous embrasse de tout mon cœur.

  1. Voyez tome XXIV, page 165.
  2. On dit dans la Genèse, iii, 21 : « Fecit quoque Dominus Deus Adæ et uxori ejus tunicas pelliceas. »
  3. Le marquis de Florian, qui épousa Mme de Fontaine en mai 1762.
  4. À Carouge.
  5. Son fils.
  6. L’abbé Mignot.
  7. Voyez lettre 4413.