Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4506

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 250-252).

4506. — AU RÉVÉREND PÈRE BETTINELLI[1],
à vérone.
Mars.

Si j’étais moins vieux, et si j’avais pu me contraindre, j’aurais certainement vu Rome, Venise, et votre Vérone ; mais la liberté suisse et anglaise, qui a toujours fait ma passion, ne me permet guère d’aller dans votre pays voir les frères inquisiteurs, à moins que je n’y sois le plus fort. Et comme il n’y a pas d’apparence que je sois jamais ni général d’armée ni ambassadeur, vous trouverez bon que je n’aille point dans un pays où l’on saisit, aux portes des villes, les livres qu’un pauvre voyageur a dans sa valise. Je ne suis point du tout curieux de demander à un dominicain permission de parler, dépenser, et de lire ; et je vous dirai ingénument que ce lâche esclavage de l’Italie me fait horreur. Je crois la basilique de Saint-Pierre de Rome fort belle ; mais j’aime mieux un bon livre anglais, écrit librement, que cent mille colonnes de marbre. Je ne sais pas de quelle liberté vous me parlez auprès de Monte-Baldo, mais j’aime beaucoup celle dont parle Horace : Fari quæ sentiat[2] ; je ne connais de liberté que celle dont on jouit à Londres. C’est celle où je suis parvenu, après l’avoir cherchée toute ma vie. La félicité que je me suis faite redouble par votre commerce. Je recevrai, avec la plus tendre reconnaissance, les instructions que vous voulez bien me promettre sur l’ancienne littérature italienne, et j’en ferai certainement usage dans la nouvelle édition de l’Histoire générale, histoire de l’esprit humain beaucoup plus que des horreurs de la guerre et des fourberies de la politique. Je parlerai des gens de lettres beaucoup plus au long que dans les premières, parce qu’après tout ce sont eux qui ont civilisé le genre humain : l’histoire qu’on appelle civile et religieuse est trop souvent le tableau des sottises et des crimes.

Je fais grand cas du courage avec lequel vous avez osé dire que le Dante était un fou, et son ouvrage un monstre. J’aime encore mieux pourtant dans ce monstre une cinquantaine de vers supérieurs à son siècle que tous les vermisseaux appelés sonetti, qui naissent et meurent à milliers aujourd’hui dans l’Italie, de Milan jusqu’à Otrante.

Algarotti a donc abandonné le triumvirat[3] comme Lépidus : je crois que, dans le fond, il pense comme vous sur le Dante, Il est plaisant que, même sur ces bagatelles, un homme qui pense n’ose dire son sentiment qu’à l’oreille de son ami. Ce monde-ci est une pauvre mascarade. Je conçois à toute force comment on peut dissimuler ses opinions pour devenir cardinal ou pape ; mais je ne conçois guère qu’on se déguise sur le reste. Ce qui me fait aimer l’Angleterre, c’est qu’il n’y a d’hypocrite en aucun genre. J’ai transporté l’Angleterre chez moi, estimant d’ailleurs infiniment les Italiens, et surtout vous, monsieur, dont le génie et le caractère sont faits pour plaire à toutes les nations, et qui mériteriez d’être aussi libre que moi.

Pour le polisson nommé Marini, qui vient de faire imprimer le Dante à Paris, dans la collection des poètes italiens[4], c’est un marchand qui vient établir sa boutique, et qui vante sa marchandise ; il dit des injures à Bayle et à moi, et nous reproche comme un crime de préférer Virgile à son Dante. Ce pauvre homme a beau dire, le Dante pourra entrer dans les bibliothèques des curieux, mais il ne sera jamais lu. On me vole toujours un tome de l’Arioste, on ne m’a jamais volé un Dante.

Je vous prie de donner au diable il signor Marini et tout son enfer, avec la panthère que le Dante rencontre d’abord dans son chemin, sa lionne et sa louve. Demandez bien pardon à Virgile qu’un poëte de son pays l’ait mis en si mauvaise compagnie. Ceux qui ont quelque étincelle de bon sens doivent rougir de cet étrange assemblage, en enfer, du Dante, de Virgile, de saint Pierre, et de madona Béatrice. On trouve chez nous, dans le XVIIIe siècle, des gens qui s’efforcent d’admirer des imaginations aussi stupidement extravagantes et aussi barbares ; on a la brutalité de les opposer aux chefs-d’œuvre de génie, de sagesse et d’éloquence, que nous avons dans notre langue, etc. Ô tempora ! ô judicium !

  1. Xavier Bettinelli, né à Mantoue en juillet 1718, n’était pas frère servite, comme quelques personnes l’ont pensé, mais jésuite. Il finit sa longue et laborieuse carrière dans sa ville natale, le 13 septembre 1808. Parmi ses tragédies il s’en trouve une qui est traduite de Voltaire, c’est Rome sauvée. — On lit dans les Mélanges de littérature de Suard, tome I, pages 17 à 32 (1803), un article intitulé De Voltaire et du poète italien Bettinelli. (Cl.)
  2. Horace, livre I, épître iv, vers 9.
  3. Frugoni, Bettinelli, et Alprarotti, composaient ce triumvirat littéraire, en Italie ; mais, dit Ginguené (Biographie universelle, tome IV, page 422), les opinions soutonues dans les Lettres de Virgile « contre les deux grandes lumières de la poésie italienne, et surtout contre le Dante, brouillèrent Bettinelli avec Allgarotti ».
  4. C’est en janvier 1768, ou peut-être à la fin de l’année 1767, que Marcel Prault proposa, par souscription, une Collection des meilleurs auteurs dans la langue italienne. La Divine Comédie en forme les deux premiers volumes, dont le frontispice gravé porte le millésime 1768. Trente-trois volumes de la collection, y compris le vocabulaire, portent la même date. Il est difficile qu’ils aient tous été imprimés la même année. Peut-être les frontispices ont-ils été refaits pour quelques volumes. Ce qui est certain, c’est que dans cette collection, en tête du premier volume du Dante, est une Vie de ce poëte par l’abbé Marini, et à la suite deux lettres de Martinelli au comte d’Oxford, où Voltaire est maltraité. Si mes conjectures sur les nouveaux titres mis aux deux volumes du Dante étaient fausses, la lettre de Voltaire ne serait pas de 1761, et se trouverait avoir été mal placée par mes prédécesseurs. (B.)