Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4508

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 253-254).

4508. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Aux Délices, 1er avril.

À peine avais-je fait partir mes doléances qu’une lettre de mes anges, du 25 de mars, est venue me consoler et m’encourager ; sur-le-champ, la rage du tripot m’a repris. J’ai déniché un vieil Oreste ; et, presto, presto, j’ai fait des points d’aiguille à la reconnaissance d’Oreste et d’Électre, et à la mort de Clytemnestre ; puis, étant de sang-froid, j’ai écrit la pancarte du privilège, et la requête aux comédiens pour les rôles ; et j’envoie le tout à mes chers anges, félicitant mon respectable ami de la guérison de ses deux yeux, qui vont mieux que mes deux oreilles.

M. d’Argental voit, et moi je n’entends guère. Surdité annonce décadence ; mais la main va et griffonne.

Vous saurez que M. de Lauraguais a fait aussi son Oreste[1], et qu’il est juste qu’il soit joué sur le théâtre qu’il a embelli ; mais il permet que je passe avant, pour lui faire bientôt place. Sa folie d’être représenté n’est pas une folie nécessaire, et la mienne l’est. On a eu l’injustice de me reprocher d’avoir traité le même sujet que Crébillon mon maître[2], comme si Euripide n’avait pas fait son Électre aprés celle de Sophocle ; mais enfin il fut joué ; on ne lui fit pas un crime d’avoir travaillé sur le même sujet, on ne voulut pas le perdre auprès de Mme de Pompadour. Mon Pammène ne vaut pas le Palamède de Crébillon ; mais peut-être ma Clytemnestre vaut mieux que la sienne ; et c’est quelque chose d’avoir fait cinq actes sans amour, quand on est Français. Si Mlle Dumesnil s’imagine que Clytemnestre n’est pas le premier rôle, elle se trompe ; mais il faut que {{Mlle} Clairon soit persuadée que le premier est Électre. Je mets le tout à l’ombre de vos ailes. Signalez vos bontés et votre crédit.

M. le duc de La Vallière, tout grave auteur qu’il est, m’a donc trompé[3]. Voilà de la pâture pour les Fréron. Heureusement, je connais des sermons tout aussi ridicules que le Recueil des Facéties, et j’en ferai usage pour l’édification du prochain. Pour l’amour de Dieu, dites-moi ce que vous pensez de la paix. Pour moi, je ne l’attends pas si tôt.

Est-il bien vrai que l’abbé Coyer soit exilé[4], et que son approbateur soit en prison ? Et pourquoi ? qu’a-t-on donc vu ou voulu voir dans l’Histoire de Sobieski[5] qui puisse mériter cette sévérité ? S’agit-il de religion ? la fureur du fanatisme a-t-elle pu être portée jusqu’à trouver partout des prétextes de persécution ? que diront nos pauvres philosophes ? dans quel pays des singes et des tigres êtes-vous ? Mes chers anges, que ne pouvez-vous être les anges exterminateurs des sots !

  1. Sa pièce est intitulée Clytemnestre, tragédie en cinq actes et en vers, 1761, in-8°. Elle est dédiée à Voltaire, qui lui avait dédié l’Écossaise ; voyez tome V, page 405.
  2. Voir la lettre 4348 à d’Argental, troisième alinéa.
  3. Voyez tome XXIV, page 191.
  4. Coyer (Gabriel-François), né à Beaume-les-Dames en 1707, mort en 1782, avait reçu l’ordre de quitter Paris, et alla voir Voltaire (voyez lettre 4663). Le censeur ou approbateur de son livre était Coqueley, à qui est adressée la lettre du 24 auguste 1767.
  5. 1761, trois volumes in-12.