Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4519

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 263-264).

4519. — DE M.  LE DUC DE LA VALLIÈRE[1].
À Montrouge, ce 9 avril 1761.

Je vous ai mis dans l’erreur[2], mon cher ami, et j’en suis fâché. Si on vous la reproche, nommez-moi ; je le trouverai certainement très-bon. Je peux, sans rougir, avouer que je me suis trompé ; mais je ne peux avoir la même tranquillité lorsque je sens que je vous ai exposé à la critique des envieux. Votre amitié pour moi, le goût que vous me connaissez pour les livres et pour feuilleter souvent ceux que j’ai, vous ont persuadé que vous pouviez avec sécurité employer une citation que je vous envoyais ; je vous ai abusé, j’en suis honteux, et je l’avoue. Cet aveu simple et de bonne foi vous empêchera sans doute de m’en savoir mauvais gré. Si j’en avais bien envie cependant, je pourrais prêter quelque apparence à ma justification, puisqu’il est très-vrai que je tiens ce passage d’un homme très-éclairé qui me l’apporta pour le faire mettre en vers, et qui me dit l’avoir tiré des sermons de Codrus ; mais puisque je voulais vous l’envoyer, je pouvais auparavant faire ce que j’ai fait depuis que je l’ai trouvé dans l’Appel aux nations, consulter mon exemplaire. J’y aurais sans doute trouvé ce conte ; mais j’aurais vu en même temps qu’Urceus Codrus, loin d’être un fameux prédicateur, était au contraire un fameux libertin ; qu’il avait fait imprimer ses œuvres sous le titre de Sermones festivi, etc. ; qu’elles contiennent quelques discours assez orduriers, et beaucoup de poésies galantes ; qu’il n’a jamais songé à travailler pour la chaire. La première édition parut en 1502, in-folio ; et la seconde, qui est celle que je vous ai citée, est en effet de 1515, in-4o, et le passage qui commence ; par Qiœdam rustici uxo[3], etc., est bien à la page 61. Sans entrer dans une plus longue dissertation sur le seigneur Urceus Codrus, qui certainement n’a jamais tant fait parler de lui, je vois que ma faute est d’avoir traduit Sermones comme l’on traduit Collegium, ou d’avoir eu trop de confiance en celui qui m’apporta ce fameux passage. Qu’on en pense ce qu’on voudra, je m’y soumets ; mais je désire qu’on soit bien convaincu que vous n’avez d’autre tort en cette occasion que de vous en être rapporté à moi. Faites imprimer ma lettre[4], si vous le jugez à propos. Loin d’en être fâché, je le désire avec ardeur, puisque ce sera une occasion de vous donner authentiquement une preuve de la sincère amitié que j’ai toujours eue pour vous. Que ne puis-je trouver celle de vous en donner de la véritable admiration que m’inspire la supériorité de vos talents !

Le duc de La Vallière.

  1. Voyez lettre 2886, tome XXXVIII, page 350.
  2. Voyez l’Avertissement de Beuchot en tête de l’Appel à toutes les nations de l’Europe, tome XXIV, page 191.
  3. Voyez tome XXIV, page 215.
  4. Elle a été imprimée dès 1761, à la suite de la Lettre de M. de Voltaire à M. le duc de La Vallière, in-8o de vingt-huit pages, contenant, pages 1-20, la lettre au duc de La Vallière (voyez no 4531) ; pages 21-22, une traduction de la lettre à milord Lyttelton (voyez no 4254) ; pages 23-24, une traduction de la réponse de milord Lyttelton (voyez no 4318) ; pages 25-26, la réponse à Trublet (voyez no 4534) ; le dernier feuillet, paginé 1-2, contient la lettre du duc, qui avait paru dans le Journal encyclopédique du 15 mai 1761.