Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4526

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 268-270).

4526. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Ferney, 17 avril.

Plus anges que jamais, et moi plus endiablé, la tête me tourne de ma création de Ferney. Je tiens une terre à gouverner pire qu’un royaume : car un ministre n’a qu’à ordonner, et le pauvre campagnard des Alpes est obligé de faire tout lui-même ; il n’a jamais de loisir, et il en faut pour penser. Ainsi donc, mes anges, vous pardonnerez à ma tête épuisée.

Oreste se recommande à vos divines ailes.


Ma mère en fait autant


est le commencement d’une chanson plutôt que d’un vers tragique[1].

Quelquefois un misérable hémistiche coûte.


Il a montré pour nous l’amitié la plus tendre ;
Il révérait mon père, il pleurait sur sa cendre.

électre.

Et ma mère l’invoque ! Ainsi donc les mortels
Se baignent dans le sang, et tremblent aux autels.

(Acte IV, scène iii.)

Voilà, je crois, la sottise amendée.

Il est plaisant que Bernard m’ait volé, et que je n’ose pas le dire[2] ; mais un riche vaut mieux[3], et grâces vous soient rendues. Le produit net des cent soixante et treize journaux est fort plaisant et plus honnête ; mais savez-vous bien que vous faites Jean-Jacques un très-grand seigneur ? Vous lui donnez là cent mille écus de rente. La compagnie des Indes, sans le tabac, ne pourrait en donner autant à ses actionnaires. Vous êtes généreux, mes anges.

J’ai une curiosité extrême de savoir si Mme de Pompadour et M. le duc de Choiseul ont reçu leur exemplaire[4] de Prault.

Autre curiosité, de savoir si on joue la seconde scène du second acte de Tancrède comme elle est imprimée dans l’édition de Cramer, et comme elle ne l’est pas dans l’édition de ce Prault. Je vous conjure de me dire la vérité. Je trouve la façon de Cramer plus attachante, plus théâtrale, plus favorable à de bons acteurs. Ai-je tort ?

Lekain ne m’a point écrit.

Si vous étiez des anges sans préjugés, vous verriez que le Droit du Seigneur n’est pas à dédaigner ; que le fonds en était bon ; que la forme y a été mise à la fin ; qu’il n’y a pas une de vos critiques dont on n’ait profité ; que la pièce est tout le contraire de ce que vous avez vu ; en un mot, je vous conjure de la laisser passer sous le masque en son temps.

Il faut un autre amant à Fanime. Je lui en fournirai un ; mais le Czar m’attend, et l’Histoire générale se réimprime, augmentée de moitié, et la journée n’a que vingt-quatre heures, et je ne suis pas de fer.

Je n’ai point la nouvelle reconnaissance d’Oreste et d’Electre ; daignez me l’envoyer, ou j’en ferai une autre. Je suis entouré de vers, de prose, de comptes d’ouvriers ; je ne peux me reconnaître. Il est très-vrai qu’il s’agit d’un mariage pour Mlle Corneille, et que l’emploi de valet de poste a arrêté le soupirant[5]. Voilà ce qu’a produit Fréron : et on protège cet homme !

Le Brun est un bavard. Il m’avait insinué, dans ses premières lettres, que je ne devais pas laisser Mlle Corneille dans l’indigence après ma mort. Je lui ai mandé que j’avais fait là-dessus mon devoir. Il l’a dit, et il a tort.

Que voulez-vous donc de plus terrible, de plus affreux, à la mort de Clytemnestre, que de l’entendre crier ? Il n’y a point là de beaux vers à faire : c’est le spectacle qui parle ; et ce qu’on dit, en pareil cas, affaiblit ce qu’on fait.

Mais songez que Térée[6] et Oreste tout de suite, voilà bien du grec, voilà bien de l’horreur ; il faut laisser respirer. Je voudrais une petite comédie entre ces deux atrocités, pour le bien du tripot.

Daignerez-vous répondre à tous mes points ? Je n’en peux plus, mais je vous adore.

Pour Dieu, dites-moi si vous ne trouvez pas le mémoire contre les jésuites bien fort et bien concluant ? Comment s’en tireront-ils ? Je les ai fait plier tout d’un coup sans mémoire ; je les ai fait sortir d’un domaine qu’ils usurpaient. Ils n’ont pas osé plaider contre moi ; mais il ne s’agissait que de cent soixante mille livres.

  1. Cet hémistiche a été conservé acte IV, scène iii.
  2. Il était frère de la première présidente Mole, qui ne paya point ses dettes, mais qui trouvait fort mauvais qu’on dit qu’il avait volé ses créanciers. (K.)
  3. Malgré le consentement que parait donner ici Voltaire, on n’a pas mis
    Qu’un riche t’ait volé ;

    le nom de Bernard est resté dans l’hémistiche ; voyez, tome X, l’Épître sur l’Agriculture.
  4. De la tragédie de Tancrède.
  5. Voyez la lettre 4511.
  6. Térée, tragédie de Lemierre, fut jouée le 25 mai 1761.