Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4527

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 271-273).
4527. — À M.  D’ALEMBERT.
À Ferney, 20 avril.

Je me hâte de vous répondre, mon grand calculateur de petite vérole, plein d’esprit et de génie, et antipode des calculateurs, que diligo adhuc Ciceronianum Olivetum, quia optimus grammaticus, quia il fut mon maître, et qu’il me donnait des claques sur le cul quand j’avais quatorze ans. Je ne dirai pas qu’il en a menti, mais il a dit la chose qui n’est pas. Qu’il vous montre ma lettre, s’il l’ose. Certainement votre nom n’y est pas. Il peut avoir quelque finesse, ayant été jésuite. Il a voulu se jouer de votre vivacité parisienne, et vous arracher votre secret. Vous avez peut-être donné dans le panneau. Soyez très-sûr que je ne vous compromettrai jamais, et que vous pouvez donner l’essor avec moi à votre très-plaisante imagination en toute sûreté.

Vous me paraissez bien honnête de dire qu’un homme de trente ans peut en espérer trente autres. La vie commune ne s’étend qu’à vingt-deux ans sur la masse totale. Je n’ai pas encore bien examiné votre compte ; je vais vous relire : à Paris on ne relit point. Vive la campagne, où le temps est à nous ! En général, je vois que vous en savez plus que votre sourdaud[1]. Je vous remercie de votre bon mari. Il faut avouer que la reine est bien bonne, et que si elle était la maîtresse, nous aurions un siècle bien éclairé. Je vous donne mon blanc-seing pour ma place à l’Académie, à la première fantaisie que vous aurez de résigner : cela sera assez plaisant, et c’est une facétie qu’il ne faut pas manquer. Faites la lettre de remerciement, et je vous réponds de la signer. À l’égard de Jean-Jacques, s’il n’était qu’un inconséquent, un petit bout d’homme pétri de vanité, il n’y aurait pas grand mal ; mais qu’il ait ajouté à l’impertinence de sa lettre l’infamie de cabaler du fond de son village, avec des pédants sociniens, pour m’empêcher d’avoir un théâtre à Tournay, ou du moins pour empêcher ses concitoyens, qu’il ne connaît pas, de jouer avec moi ; qu’il ait voulu, par cette indigne manœuvre, se préparer un retour triomphant dans ses rues basses[2] : c’est l’action d’un coquin, et je ne lui pardonnerai jamais. J’aurais tâché de me venger de Platon s’il m’avait joué un pareil tour ; à plus forte raison du laquais de Diogène. Je n’aime ni ses ouvrages ni sa personne, et son procédé est haïssable. L’auteur de la Nouvelle Aloïsia n’est qu’un polisson malfaisant. Que les philosophes véritables fassent une confrérie comme les francs-maçons, qu’ils s’assemblent, qu’ils se soutiennent, qu’ils soient fidèles à la confrérie, et alors je me fais brûler pour eux. Cette académie secrète vaudrait mieux que l’académie d’Athènes et toutes celles de Paris ; mais chacun ne songe qu’à soi, et on oublie le premier des devoirs, qui est d’anéantir l’inf…

Je vous prie, mon grand philosophe, de dire à Mme  du Deffant combien je lui suis attaché. Je lui écrirai quelque jour une énorme lettre. J’aime à penser avec elle ; je voudrais y souper : je l’aime d’autant plus que j’ai les sots en horreur. Mes compliments à l’abbé Trublet ; j’attends sa harangue avec l’impatience du parterre qui a des sifflets en poche, et qui ne voit pas lever la toile.

À propos, haïssez-vous toujours M.  de Chimène, ou Ximenès ? Il vient d’acheter une maison, des prés, des vignes, et des champs, dans le pays de Gex. Voilà le fruit apparemment de l’Épître sur l’Agriculture. Je suis devenu un malin vieillard. Il y a longtemps que j’ai fait la Capilotade[3] ; c’est un chant qui entre dans la Pucelle : il y aura toujours place pour les personnes que vous me recommanderez. J’ai souffert quarante ans les outrages des bigots et des polissons. J’ai vu qu’il n’y avait rien à gagner à être modéré, et que c’est une duperie : il faut faire la guerre, et mourir noblement


Sur un tas de bigots immolés à mes pieds.


Riez et aimez-moi ; confondez l’inf… le plus que vous pourrez.

N. B. J’ai lu le Mémoire contre les jésuites banqueroutiers[4]. L’avocat a raison : aucun jésuite ne peut traiter sans engager ses supérieurs. Quand je les ai chassés d’un domaine qu’ils avaient usurpé, il a fallu que le provincial signât le désistement ; mais je les ai chassés sans bruit, je n’ai eu que la moitié du plaisir.

  1. La Condamine, reçu à l’Académie française le 12 janvier 1761, avait fait, sur sa réception, ce quatrain, qu’il fit circuler :
    Apollon n’avait plus que trente-huit apôtres ;
    La Condamine entre eux vient s’asseoir aujourd’hui.
    Il est bien sourd, tant mieux pour lui ;
    Mais non muet, et tant pis pour les autres.

    Piron réduisit cette épigramme en quatre vers de huit syllabes ; et l’on a souvent pris la version de Piron pour le texte de La Condamine. (B.)
  2. À Genève.
  3. Le chant XVIII de la Pucelle.
  4. Mémoire à consulter, et Consultation pour Jean Lyoncy, créancier et syndic de la masse de la raison de commerce établie à Marseille sous le nom de Lyoncy frères et Gouffre, contre le corps et société des pères jésuites, 1761, in-12, signé Lalourcé, avocat.