Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4543

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 295-297).

4543. — À M. HELVÉTIUS.
11 mai.

Je suppose, mon cher philosophe, que vous jouissez, à présent des douceurs de la retraite à la campagne. Plût à Dieu que vous y goûtassiez les douceurs plus nécessaires d’une entière indépendance, et que vous pussiez vous livrer à ce noble amour de la vérité, sans craindre ses indignes ennemis ! Elle est donc plus persécutée que jamais ? Voilà un pauvre bavard[1] rayé du tableau des bavards, et la consultation de Mlle Clairon incendiée. Une pauvre fille demande à être chrétienne, et on ne veut pas qu’elle le soit. Eh ! messieurs les inquisiteurs, accordez-vous donc ! Vous condamnez ceux que vous soupçonnez de n’être pas chrétiens ; vous brûlez les requêtes des filles qui veulent communier : on ne sait plus comment faire avec vous. Les jansénistes, les convulsionnaires, gouvernent donc Paris ! C’est bien pis que le règne des jésuites ; il y avait des accommodements avec le ciel[2], du temps qu’ils avaient du crédit ; mais les jansénistes sont impitoyables. Est-ce que la proposition honnête et modeste d’étrangler le dernier jésuite avec les boyaux du dernier janséniste[3] ne pourrait amener les choses à quelque conciliation ?

Je suis bien consolé de voir Saurin de l’Académie. Si Lefranc de Pompignan avait eu dans notre troupe l’autorité qu’il y prétendait, j’aurais prié qu’on me rayât du tableau, comme on a exclu Huerne de la matricule des avocats.

Je trouve que notre philosophe Saurin a parlé bien ferme ; il y a même un trait[4] qui semble vous regarder, et désigner vos persécuteurs : cela est d’une âme vigoureuse. Saurin a du courage dans l’amitié, et Omer ne le fait pas trembler. Il me revient que cet Omer est fort méprisé de tous les gens qui pensent. Le nombre est petit, je l’avoue ; mais il sera toujours respectable : c’est ce petit nombre qui fait le public, le reste est le vulgaire. Travaillez donc pour ce petit public, sans vous exposer à la démence du grand nombre. On n’a point su quel est l’auteur de l’Oracle des fidèles ; il n’y a point de réponse à ce livre. Je tiens toujours qu’il doit avoir fait un grand effet sur ceux qui l’ont lu avec attention. Il manque à cet ouvrage de l’agrément et de l’éloquence ; ce sont là vos armes, daignez vous en servir. Le Nil, disait-on, cachait sa tête, et répandait ses eaux bienfaisantes ; faites-en autant, vous jouirez en paix et en secret de votre triomphe. Hélas ! vous seriez de notre Académie avec M. Saurin, sans le malheureux conseil qu’on vous donna de demander un privilège ; je ne m’en consolerai jamais. Enfin, mon cher philosophe, si vous n’êtes pas mon confrère dans une compagnie qui avait besoin de vous, soyez mon confrère dans le petit nombre des élus qui marchent sur le serpent et sur le basilic. Je vous recommande l’inf… Adieu ; l’amitié est la consolation de ceux qui se trouvent accablés par les sots et par les méchants.

  1. Huerne de La Mothe ; voyez tome XXIV, page 239.
  2. Voyez le Tartuffe, acte IV, scène v.
  3. Voyez page 293.
  4. Voltaire veut sans doute parler de l’alinéa où il est question de vils orateurs, et qui commence par : Les hommes qui portent envie, etc.