Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4615

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 372-373).

4615. — À M.  HELVÉTIUS.
22 juillet.

Mon cher philosophe, l’ombre et le sang de Corneille vous remercient de votre noble zèle. Le roi a daigné permettre que son nom fût à la tête des souscripteurs pour deux cents exemplaires. Ni maître Le Dain, ni maître Omer, ne suivront ni l’exemple du roi, ni le vôtre. Il y a l’infini entre les pédants orgueilleux et les cœurs nobles, entre des convulsionnaires et des esprits bien faits. Il y a des gens qui sont faits pour honorer la nation, et d’autres pour l’avilir. Que pensera la postérité quand elle verra d’un côté les belles scènes de Cinna, et de l’autre le discours de maître Le Dain, prononcé du côté du greffe[1] ? Je crois que les Français descendent des centaures, qui étaient moitié hommes et moitié chevaux de bât : ces deux moitiés se sont séparées ; il est resté des hommes, comme vous, par exemple, et quelques autres ; et il est resté des chevaux qui ont acheté des charges de conseiller, ou qui se sont faits docteurs de Sorbonne.

Rien ne presse pour les souscriptions de Corneille ; on donne son nom, et rien de plus ; et ceux qui auront dit : Je veux le livre, l’auront. On ne recevra pas une seule souscription d’un bigot ; qu’ils aillent souscrire pour les Méditations du révérend père Croizet[2].

Peut-être que les remarques que l’on mettra au bas de chaque page seront une petite poétique, mais non pas comme Lamotte en faisait à l’occasion de mon Romulus, à l’occasion de mes Macchabées[3]. Ah ! mon ami, défiez-vous des charlatans, qui ont usurpé en leur temps une réputation de passade.

Je vous embrasse en Épicure, en Lucrèce, Cicéron, Platon, e tutti quanti.

  1. Voyez tome XXIV, page 239.
  2. C’est ainsi qu’on désigne quelquefois un ouvrage de J. Croiset (né vers le milieu du xviie siècle, mort en 1738), dont le vrai titre est : Retraite spirituelle pour un jour de chaque mois, avec des réflexions chrétiennes sur divers sujets de morale, 1710, quatre volumes in-12, souvent réimprimés.
  3. La Motte a donné un Discours sur la tragédie à l’occasion de Romulus, et Discours sur la tragédie à l’occasion des Macchabées, qui sont imprimés avec ces tragédies.