Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 4871

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4871. — DE BACULARD D’ARNAUD,

en envoyant à voltaire son « poëme à la nation »[1].

Le 29 mars.

Monsieur, je vous ai aimé comme mon père, et je vous ai admiré comme un grand homme ; j’ai cru avoir à me plaindre du premier, il me fut bien cher, mais le grand homme m’est toujours précieux ; c’est à lui que j’ai l’honneur d’envoyer un poëme dont le sentiment fait tout le mérite ; il est d’un citoyen qui désirerait, pour éterniser son âme, s’élever à cet art enchanteur dont vous possédez seul l’heureuse magie. Il y a longtemps que vous devez être convaincu de ma vénération décidée pour vos talents. Vous avez cependant eu la faiblesse, vous qui vous élevez avec tant de force contre la calomnie, de céder aux impostures absurdes et grossières de quelques écrivains obscurs qui se sont efforcés de me défigurer à vos yeux, vous m’avez condamné sur la foi de ces messieurs, et même vous leur avez écrit sur mon compte des choses très-mortifiantes pour moi, et d’autant plus cruelles que je ne les mérite point. Si vous eussiez daigné jeter les yeux sur mon poëme de la France sauvée, vous auriez vu que malgré notre refroidissement l’écolier est toujours juste, et qu’il goûte toujours un nouveau plaisir à rendre hommage à son maître[2]. Si vous me faisiez le tort d’en douter, je pourrais vous en donner des témoins plus faits pour être crus d’un homme comme vous et d’une trempe plus noble que celle de ces reptiles qui s’enorgueillissent de vos politesses et qui ont la bêtise de les prendre pour des suffrages. Si le métier de délateur n’était pas au-dessous de tout être qui pense, je vous apprendrais des choses qui vous feraient regretter d’avoir pu prostituer votre plume à répondre à de telles espèces, mais je ne suis pas fait pour récriminer ; je ne veux que vous assurer des sentiments éternels d’estime et d’admiration avec lesquels je serai toute ma vie, etc.

  1. Desnoiresterres, Voltaire à la cour, page 473.
  2. Baculard avait consacré à son maître un vers enthousiaste, qu’il accompagnait de cette note non moins hyperbolique : « M. de Voltaire est le premier poëte français qui ait dit des choses et non des mots. C’est le premier aussi qui ait su tourner la maxime en sentiment, ses écrits ne respirent que l’amour de l’humanité, l’obéissance et le respect dû au souverain, la bonté du maître duc à son peuple. Nul auteur n’a su mieux que lui combattre le fanatisme et la sédition, il les a rendus également odieux et ridicules. » La France sauvée (1757), page 8. (Desn.)