Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 4898

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Correspondance : année 1762GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 110-111).

4898. — À M. LE CONSEILLER LE BAULT[1].
Aux Délices, 17 mai 1762.

J’ai été sur le point, monsieur, de boire de l’eau du Styx, qui ne vaut pas votre vin de Bourgogne ; et je crois que pour le peu de temps que j’ai encore à ramper sur ce globule, appelé globe, le vin me sera interdit ; mais du moins j’aurai le plaisir d’en faire boire : ainsi votre charrette sera la très-bien venue. Je voudrais bien que vous vous remissiez à juger ; je vous prépare une affaire singulière qui a été un an entier sur le tapis du bailliage de Gex, supposé que ce bailliage ait un tapis.

Six gentilshommes du pays, tous frères, tous pauvres, tous au service du roi dans le même régiment, et la plupart mineurs, ont trouvé leur bien engagé par antichrèse à un huguenot. Ce huguenot a vendu leur patrimoine aux jésuites, et les bons jésuites, se flattant que ces gentilhommes n’auraient jamais de quoi rentrer dans leur bien, l’ont acheté pour la plus grande gloire de Dieu.

Ils ont obtenu du roi des lettres patentes pour s’emparer ainsi du bien d’autrui, et vous avez eu la bonté d’entériner ces lettres patentes, parce qu’alors personne ne réclamait contre.

Enfin les six frères ont trouvé de l’argent[2], ils ont consigné ; les jésuites ont été forcés de se désister ; le huguenot avec lequel ils avaient manœuvré a été sommé de rendre le bien et de compter des intérêts reçus, et des dégradations ; il a été condamné tout d’une voix ; il en a appelé au parlement pour gagner du temps ; le procès vaut la peine d’être jugé. Partant, je prie Dieu qu’il vous inspire la digne résolution de ne plus laisser languir les pauvres plaideurs. Pour moi, je n’ai de procès qu’avec la nature, je sais bien que je finirai par le perdre, mais en attendant je voudrais bien voir vos tracasseries finies. Est-il possible que toute une province soit assez malheureuse pour être forcée de ne se plus ruiner à plaider ?

Vous nous mettez tous dans le cas de la comtesse de Pimbêche.

J’ai l’honneur d’être avec le plus sincère et le plus tendre respect, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.


Voltaire.

  1. Éditeur, de Mandat-Grancey. — Cette lettre n’est pas écrite de la main de Voltaire, qui l’a seulement signée.
  2. Voltaire revient assez fréquemment dans ses lettres sur cette affaire de MM. Desprez de Crassy, dite du clos Balthazard ; le bien en question avait été tout simplement cédé en antichrèse à un M. Dauphin de Chapeaurouge (le huguenot de Voltaire), par les parents de MM. de Crassy et pendant leur minorité. Les jésuites d’Ornex étaient en négociations avec le nouveau propriétaire pour acheter le clos, lorsque les frères de Crassy reçurent de Voltaire 14 ou 15,000 livres, au moyen desquelles ils purent rentrer en possession sans difficulté, en vertu du retrait lignager. (Note du premier éditeur.)