Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 4945

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Correspondance : année 1762GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 147-148).

4945. — À M. LE CARDINAL DE BERNIS.
Aux Délices, 26 juin.

Vivent les lettres ! vivent les arts ! vivent ceux qui ont un peu de goût pour eux, et même un peu de passion ! Monseigneur, plus je vieillis, plus je crois, Dieu me le pardonne, que je deviens sage : car je ne connais plus que littérature et agriculture. Cela donne de la santé au corps et à l’âme ; et Dieu sait alors comme on rit de ses folies passées, et de toutes celles de nos confrères les humains ! Je vous crois à présent dans votre retraite, que vous embellissez ; et je m’imagine que Votre Éminence y est très-éminente en réflexions solides, en amusements agréables, en supériorité de raison et de goût, en toutes choses dignes de votre esprit. Ne bâtissez-vous point ? n’avez-vous pas une bibliothèque ? ne rassemblez-vous pas quelques personnes dignes de vous entendre ? Si vous en trouvez, voilà le grand point : il est bien rare de trouver des penseurs en province, et surtout des gens de goût. Je croyais autrefois, en lisant nos bons auteurs, que toute la nation avait de l’esprit, car, disais-je, tout le monde les lit : donc toute la nation est formée par eux. J’ai été bien attrapé quand j’ai vu que la terre est couverte de gens qui ne méritent pas qu’on leur parle.

C’est un grand malheur pour moi de parler de loin à Votre Éminence. Ma consolation est de vous consulter. Je vous conjure de juger sévèrement l’ouvrage que vous permettez que je vous envoie. Je voudrais bien faire de cette pièce quelque chose de bon. Je suis déjà sûr qu’elle forme un très-beau spectacle. Je l’ai fait exécuter trois fois sur mon théâtre à Ferney : en vérité, rien n’était plus auguste ; mais une tragédie ne doit pas plaire seulement aux yeux : je m’adresse à votre cœur et à vos oreilles, aurium superbissimum judicium ; voyez surtout si vous êtes touché ; amusez-vous, je vous en supplie, à me dire mes fautes. Si la pièce est froide, la faute est irréparable ; mais si elle ne manque que par les détails, je vous promets d’être bien docile.

Recevez, monseigneur, mon très-tendre respect.