Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 4971

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Correspondance : année 1762GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 176-178).
4971. — DE M. AUDIBERT[1].
réponse aux deux lettres de voltaire,
du 30 juin et du 9 juillet 1762[2].
Paris, le 20 juillet 1762.

Monsieur, ce n’est que depuis hier matin que je suis parvenu à l’entière consommation de l’affaire dont vous m’avez fait la grâce de me charger. Vous trouverez ci-inclus les pièces suivantes, qui vous instruiront de tout ce qui y a rapport : 1o l’expédition de la quittance que j’ai signée dans les registres du notaire Mathis, en vertu de votre procuration en blanc, que j’ai remplie en mon nom ; 2o le bordereau raisonné de toutes les sommes reçues et de tous les frais pavés, montant, toute déduction faite, à 43,237 l. 18 s. 8 d., que je vous remets ci-joint en une lettre de change a votre ordre, payable à douze jours de date, sur MM. Gabriel Lullin et Rilliet de Genève ; de 7,696 l. 9 s. 5 d. argent courant faisant par appoint au change de 172 cette même somme ; vous aurez soin d’en procurer le payement et de m’accuser la réception et le bien-être de toutes ces pièces, en y joignant une quittance que vous aurez la bonté de m’envoyer pour mon entière décharge. Cette remise m’a paru la plus sûre et la plus avantageuse pour vous faire tenir promplement vos fonds.

Vous observerez, monsieur, que j’ai exigé en entier et sans aucune remise la somme qui vous était due ; cela m’a paru d’autant plus juste qu’elle vous était retenue depuis assez longtemps sans intérêt, et que j’ai présumé de votre silence que la demande de M. de Saint-Tropez vous paraissait déplacée.

M. le marquis de Saint-Tropez, qui se trouve à présent en Bretagne, a consenti à me faire passer dorénavant à Marseille la rente viagère de 540 liv., que j’aurai soin de vous faire tenir exactement à Genève. Puissiez-vous la recevoir aussi longtemps que je le désire. Et pour combler les vœux de toute la nation, que ne vous est-il aussi facile d’éterniser votre vie comme d’immortaliser votre nom !

J’ai lu, monsieur, les lettres de la veuve Calas et de son fils ; j’y ai reconnu cette touchante humanité, cet esprit de philosophie et de tolérance que l’on admire dans vos procédés, vos discours et vos écrits. Il est impossible de lire ces lettres sans être vivement ému, sans prendre partie contre les juges, et sans se pénétrer des mêmes sentiments qui vous animent. Rien n’est plus propre à exciter l’attention publique sur cette malheureuse affaire, oubliée et presque ignorée à Paris et à la cour, que de répandre un grand nombre de ces Pièces originales ; il en naîtra une fermentation dans les esprits qui peut produire d’heureux effets. Il est fâcheux que ceux des sujets du roi qui, par leur religion, auraient un intérêt pressant et personnel de lever la voix contre un jugement si atroce, soient forcés par ménagement de rester dans le silence pour ne pas compromettre leur état.

J’ai voulu connaître et voir de près cette femme si digne de pitié, je n’ai pu que gémir avec elle ; elle est continuellement accablée par les souvenirs cruels qui la déchirent. Son mari, à qui elle était unie depuis trente ans, expirant dans un affreux supplice ; son fils aîné se donnant une mort qui le couvre d’ignominie ; ses deux autres fils errants ; ses deux filles enfermées de force dans des couvents ; toute sa famille dispersée ; tous ses biens en séquestre ; son honneur attaqué ; les horreurs de la prison, enfin tous les malheurs possibles rassemblés sur elle, la plongent dans un abattement dont rien au monde ne peut la faire sortir. Elle demande la mort ou la réparation qui lui est due.

Voici les deux particularités les plus intéressantes que j’ai pu recueillir de ce premier entretien :

1° Dans la recherche des motifs secrets qui peuvent avoir déterminé Calas fils à se tuer, sa mère n’en présume pas d’autre que celui d’une ambition mécontente. Il était d’un caractère indépendant, mélancolique ; ses goûts et ses talents le portaient à la méditation et à l’étude. Il s’était distingué dans des examens. Il avait pris le grade de bachelier. On ne voulut pas le recevoir avocat à cause de sa religion ; ce fut pour lui une grande mortification. Il voyait avec envie des amis, plus riches et moins habiles que lui, posséder des charges ou remplir des emplois dont il avait la douleur de se voir exclu.

2° Ce ne fut que quatre jours après l’exécution de Calas que des prêtres l’annoncèrent à sa pauvre veuve, et depuis cet instant ils la tourmentèrent pendant onze jours de suite pour la préparer à la mort et la forcer à changer de religion, dans l’espoir d’obtenir sa grâce. Les conséquences de ce fait sont aisées à déduire.

On prévoit bien des difficultés pour obtenir la communication des pièces ; il est cependant essentiel de ne point la regarder comme impossible, et de la poursuivre comme absolument nécessaire ; c’est déjà beaucoup que d’avoir préparé les personnes qui ont de l’autorité à ne point s’opposer aux démarches qu’on fait en faveur de ces opprimés.

Pour attaquer directement les preuves de la procédure, il serait important de se procurer le rapport du chirurgien sur le corps du délit ; cette pièce n’est point secrète, et elle doit être répréhensible en plusieurs points.

Je n’ai pu parler encore au jeune Lavaysse ; il a changé de nom et on le tient caché ; j’ai insisté fortement pour qu’il fît cause commune avec la veuve, leurs sollicitations en auraient plus de force. Leur conseil est composé de gens éclairés, remplis de zèle et dignes du choix que vous avez fait d’eux. Les protections puissantes que vous procurez chaque jour à ces infortunés achèveront, sans doute, un ouvrage qu’il vous est si glorieux d’avoir entrepris. Mais quand même les hommes qui sont ou trompeurs ou trompés refuseraient de les croire innocents, il est bien consolant pour eux qu’un aussi grand homme ait pris leur défense. Bientôt la réparation qui leur serait accordée passerait avec le bruit du crime qu’on a osé leur imputer ; mais leur malheur, immortalisé par votre nom, s’il ne touche pas leurs contemporains, sera du moins plaint par la postérité.

Je ne sais quelle main bienfaisante soutient cette pauvre veuve ; on m’a assuré qu’elle ne souffrait d’aucun besoin, elle-même me l’a confirmé. Je lui ai offert mes secours et ceux de plusieurs amis dans diverses villes du royaume dont je connais les intentions. Je la presserai davantage de les accepter lorsque je serai mieux en état de juger de ce qui pourrait lui manquer. Il me sera bien doux de lui rendre tous les services qui seront en mon pouvoir, et d’y faire concourir tous ceux qui, en admirant vos bontés et vos généreux soins pour cette famille infortunée, s’honoreront de pouvoir imiter tant de vertus.

Je suis avec le plus profond respect, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur. A.


Paris, ce 20 juillet 1762.

J’ai eu occasion de faire remettre à M. le comte de Choiseul un exemplaire des Lettres originales par une personne qu’il honore de sa confiance, et qui s’est chargée d’obtenir sa protection en faveur de la pauvre veuve.

  1. Ch. Nisard, Mémoires et Correspondances politiques et littéraires, page 338.
  2. On a la lettre du 9 juillet, mais non celle du 30 Juin.