Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 5039

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Correspondance : année 1762GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 239-240).

5039. — À M. LE COMTE DE LA TOURAILLE.
Genève, 20 septembre[1].

Je vous félicite, monsieur, sur les deux dernières victoires que M. le prince de Condé vient de remporter[2]. Les héros de cette maison se sont tous fait une habitude de vaincre ; ils ont été successivement la terreur et la gloire de leurs souverains.

Quand reviendrez-vous à Paris ? Je vous aimerais tout autant à l’hôtel de Condé qu’à la poursuite du prince héréditaire.

Vous m’avez l’air, monsieur, de penser un jour comme un de vos précurseurs, homme de qualité, attaché à un autre grand Condé qu’il se lassa d’accompagner dans ses dernières campagnes.

Autant que je m’en souviens, voici de petits vers qu’il fit en se retirant dans ses terres. Je les tiens d’un intime ami de feu Son Altesse sérénissime M. le Duc. Ces vers sont très-bons pour un militaire : le héros, tout héros qu’il était, en connaissait le prix. Cela prouve du moins que l’âge amène quelquefois la sagesse.


Je laisse mon illustre maître,
Insatiable de lauriers ;
Philosophe autant qu’on peut l’être,
Je vais mourir dans mes foyers,
Où, traînant ma faible vieillesse,
Dont je sens déjà le fardeau,
J’irai, conduit par la Paresse,
Occuper mon petit tombeau.
Je suis las du bruit que vous faites,

Dieu des combats, terrible Mars ;
Et, sans tambours et sans trompettes,
Je vais quitter vos étendards
Pour aller dans ma solitude,
Au lieu de foudres entouré,
Commencer ma béatitude
Près de mon paisible curé,
Qui, s’en tenant à son bréviaire,
Doux, charitable, et point cafard,
Ne recommande, à tout hasard,
Que l’aumône et que la prière, etc., etc.


Vous vous plaignez de votre santé, monsieur ; c’est bien à vous d’en parler à un homme qui attend la mort dans son lit de douleur, tandis que vous courez la chercher sur des champs de bataille ! Dans tous les cas, monsieur, appelez à votre secours la bonne philosophie, qui soutient le faible et qui console le malade.

Mais j’ose à peine prononcer ce mot de philosophie. Tant de gens sont payés pour la craindre et pour la combattre qu’on ne sait à qui l’on parle. Vous me paraissez, monsieur, digue d’en sentir et d’en prouver les avantages. Recevez avec vos bontés ordinaires le sincère hommage du vieux malade.

  1. Cette lettre est ordinairement datée du 30. Je lui donne la date du 20, parce que c’est celle qu’elle porte dans le Nouveau Recueil de gaieté, etc., publié par le comte de La Touraille, 1785, deux volumes in-12. (B.)
  2. La division commandée parle prince de Condé avait eu la plus grande part à la victoire remportée à Johannisberg, en Hesse, par l’armée des maréchaux d’Estrées et de Soubise, le 30 août 1762. Cinq jours auparavant, le 25, le prince avait forcé à la retraite le prince Ferdinand de Brunswick, qui était venu l’attaquer à Gruningen. — La Touraille était écuyer du prince de Condé.