Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 5068

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Correspondance : année 1762GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 265-267).

5068. — À M.  LE MARQUIS DE CHAUVELIN.
17 octobre.

Vous me donnez une furieuse vanité. Que Votre Excellence m’écoute. Je fis jouer cette famille d’Alexandre le jour que je vous envoyai le quatrième acte ; je m’aperçus que Statira, en s’évanouissant sur le théâtre, tuait la pièce : car pourquoi mourir quand votre fille vous dit qu’elle aime son mari, et qu’elle l’abandonne pour vous ? Je vis encore clairement que le duel proposé à la fin du troisième devenait ridicule au commencement du quatrième. Je confiai ma critique à M. le maréchal de Richelieu, qui me dit que ces défauts lui avaient fait la même impression, et qu’il me faudrait six mois pour les corriger. Je fus piqué des six mois : cette lenteur ne s’accorde pas avec ma manière d’être : je corrigeai en deux jours. Plus de duel à la fin du troisième acte, mais une scène attendrissante entre la mère et la fille. Olympie, en pleurant, avoue son amour.

olympie.

Hélas ! écoutez-moi.

statira.

Hélas ! écoutez-moi.Que veux-tu ?

olympie.

Hélas ! écoutez-moi. Que veux-tuJe vous jure
Par les dieux, par mon nom, par vous, par la nature,
Que je m’en punirai ; qu’Olympie aujourd’hui
Répandra tout son sang plutôt que d’être à lui.
Mon cœur vous est connu ; je vous ai dit que j’aime.
Jugez par ma faiblesse, et par mon aveu même.
Si ce cœur est à vous, et si vous l’emportez
Sur mes sens éperdus, que l’amour a domptés !
Ne considérez point ma faiblesse et mon âge ;
Du sang dont je naquis je me sens le courage.
J’ai pu vous offenser, je ne peux vous trahir,
Et vous me connaîtrez en me voyant mourir.

(Acte iii, scène vi.)

Remarquons que l’amour d’Olympie avait besoin d’être plus développé pour être plus touchant.

N’oublions pas que Cassandre, en revenant, pour la seconde fois, pour enlever sa femme, faisait un mauvais effet, parce qu’on supposait alors qu’il était vainqueur d’Antigone, et qu’effectivement il ne l’était pas. Il a donc fallu supprimer tout cela, et mettre en récit son irruption dans le temple, l’effroi, l’évanouissement, et la mort de Statira : moyennant ces arrangements, tout est plus naturel, et rien ne me choque.

Vous voyez que je vous avais deviné ; et voilà ce qui me rend si vain. Reste à rendre Cassandre moins odieux, en lui faisant frapper Statira uniquement pour sauver son père. Je ne l’ai pas assez dit, et votre critique est excellente.

Pour l’amour emporté de Cassandre, qui jure d’enlever sa femme au troisième acte, et de l’arracher aux dieux et à sa mère, ce morceau a enlevé tous les suffrages, et même le mien : il est dans la nature, dans la passion, dans le caractère de Cassandre. Je ne diffère donc de vous que dans ce seul point : mais je suis bien moins échauffé sur une pièce que sur la reconnaissance que je vous dois. Votre goût m’enchante : vous ne vous êtes pas rouillé à Turin. Mon Dieu ! que je voudrais vous jouer Olympie ! Madame l’ambassadrice daignerait-elle prendre ce rôle ? elle ferait fondre en larmes. Pourquoi ne pas venir passer huit jours à Ferney ? il n’y a qu’à dire qu’on est malade. Venez, venez ; nous donnerons de belles audiences à Vos Excellences. Venez, vous serez reçus comme il faut. La vie est courte ; pourquoi se gêner ? Vous m’avez enthousiasmé.

Mille tendres respects.