Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5190

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Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 388-389).

5190. — À M. LE MARQUIS DE CHAUVELIN.
À Ferney, 13 février.

Je deviens à peu près aveugle, monsieur. Un petit garçon, qui passe pour être plus aveugle que moi, et qui vous a servi comme s’il était clairvoyant, s’est un peu mêlé des affaires de Ferney. Ce fut hier que le mariage fut consommé ; je comptais avoir l’honneur d’en écrire à Votre Excellence. Deux époux qui s’aiment sont les vassaux naturels de madame l’ambassadrice et de vous. Je goûte le seul bonheur convenable à mon âge, celui de voir des heureux. Il y a de la destinée dans tout ceci ; et où n’y en a-t-il point ?

J’arrive au pied des Alpes, je m’y établis ; Dieu m’envoie Mlle Corneille, je la marie à un jeune gentilhomme qui se trouve tout juste mon plus proche voisin ; je me fais deux enfants que la nature ne m’avait point donnés ; ma famille, loin d’en murmurer, en est charmée : tout cela tient un peu du roman.

Pour rendre le roman plus plaisant, c’est un jésuite qui a marié mes deux petits. Joignez à tout cela la naïveté de Mlle Corneille, à présent Mme Dupuits ; naïveté aussi singulière que l’était la sublimité de son grand-père.

Je jouis d’un autre plaisir, c’est celui du succès de l’affaire des Calas : elle a déjà été rapportée au conseil de la manière la plus favorable, c’est-à-dire la plus juste. Ceci est bien une autre preuve de la destinée. La veuve Calas était mourante auprès de Toulouse ; elle était bien loin de venir demander justice à Paris. Elle disait : Si le fanatisme a roué mon mari dans la province, on me brûlera dans la capitale. Son fils vient me trouver au milieu de mes neiges. Quel rapport, je vous prie, d’une roue de Toulouse à ma retraite ! Enfin nous venons à bout de forcer cette femme infortunée à faire le voyage, et, malgré tous les obstacles imaginables, nous sommes sur le point de réussir : et contre qui ? contre un parlement entier ; et dans quel temps ! Repassez, je vous prie, dans votre esprit, tout ce que vous avez fait et tout ce que vous avez vu ; examinez si ce qui n’était pas vraisemblable n’est pas toujours précisément ce qui est arrivé, et jugez s’il ne faut pas croire au destin, comme les Turcs. Qui aurait dit, il y a cinq ans, que le roi de Prusse résisterait aux trois quarts de l’Europe, et que vous seriez trop heureux de céder le Canada aux Anglais ?

Vous n’aurez rien de moi, monsieur, pour le mois de février ; mais, à la fin de mars, je vous demanderai votre attention sur quelque chose de fort sérieux.

Je me mets aux pieds de Vos deux très-aimables Excellences ; Mme Denis et mes deux petits[1], qui demeurent toujours avec moi, joignent leurs sentiments aux miens, et notre petit château espère toujours avoir l’honneur de vous héberger quand vous prendrez le chemin de la France.


Voltaire, l’aveugle.

  1. M. et Mme Dupuits.