Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5419

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Correspondance de Voltaire/1763
Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 582-583).

5419. — À M.  D’ALEMBERT.
28 septembre.

J’apprends que Platon est revenu de chez Denys de Syracuse ; ce n’est pas que je ne vous croie au-dessus de Platon, et l’autre au-dessus de Denys, mais les vieux noms font un merveilleux effet. Vous avez par devers vous deux traits de philosophie dont nul Grec n’a approché : vous avez refusé une présidence et un grand gouvernement[1]. Tous les gens de lettres doivent vous montrer au doigt, comme un homme qui leur apprend à vivre. Pour moi, mon illustre et incomparable voyageur, je ne vous pardonnerai jamais de n’être pas revenu par Genève. Vous dédaignez les petits triomphes ; vous auriez été bien content de voir l’accomplissement de vos prédictions. Il n’y a plus dans la ville de Calvin que quelques gredins qui croient au consubstantiel. On pense ouvertement comme à Londres ; ce que vous savez est bafoué. Il n’y a pas longtemps qu’un pauvre ministre de village prêchant devant quelques citoyens qui ont des maisons de campagne, un de ces messieurs le fit taire. « Vous m’ennuyez, lui dit-il, allons dîner. » Il fit sortir de l’église toute l’honorable compagnie. Jean-Jacques, il est vrai, a été condamné, mais c’est parce que, dans un petit livret intitulé Contrat social, il avait trop pris le parti du peuple contre le magistrat : aussi le peuple, très-reconnaissant, a pris à son tour le parti de Jean-Jacques. Sept cents[2] citoyens sont allés deux à deux en procession protester contre les juges ; ils ont fait quatre remontrances. Ils soutiennent que Jean-Jacques était en droit de dire tout ce qu’il voulait contre la religion chrétienne ; qu’il fallait conférer amicalement avec lui, et non pas le condamner. Vous aurez dans quelque mois le plaisir d’apprendre qu’on aura destitué quatre syndics pour avoir jugé Jean-Jacques. Quand destituera-t-on Omer ? Les Français arrivent tard à tout.

Il m’est revenu qu’on vend dans votre ville de Paris une petite brochure fort dévote, intitulée le Catéchisme de l’Honnête Homme[3]. Je crois que frère Damilaville en a un exemplaire : je vous exhorte à vous en procurer quelques-uns ; c’est un ouvrage, dit-on, qui fait beaucoup de bien. Il faut que ce soit le curé du Vicaire savoyard qui en soit l’auteur. J’ai toujours peur que vous ne soyez pas assez zélé. Vous enfouissez vos talents ; vous vous contentez de mépriser un monstre qu’il faut abhorrer et détruire. Que vous coûterait-il de l’écraser en quatre pages, en ayant la modestie de lui laisser ignorer qu’il meurt de votre main ? C’est à Méléagre à tuer le sanglier. Lancez la flèche sans montrer la main. Faites-moi quelque jour ce petit plaisir. Consolez-moi dans ma vieillesse.

Savez-vous bien que j’ai chez moi un jésuite[4] pour aumônier ? Je vous prie de le dire à frère Berthier, quand vous irez à Versailles. Il est vrai que je ne l’ai pris qu’après m’être bien assuré de sa foi.

Je vous embrasse très-tendrement, mon cher philosophe. Écr. l’inf…

  1. La présidence de l’Académie de Berlin, et les fonctions de gouverneur ou plutôt d’instituteur du fils de Catherine II, qui régna sous le nom de Paul Ier.
  2. Dans sa lettre à Helvétius, du 20 auguste, Voltaire ne parle que de six cents.
  3. Voyez tome XXIV, page 523.
  4. Le Père Adam.