Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5428

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5228. — DU CARDINAL DE BERNIS.
À Vic-sur-Aisne, le 7 octobre.

Vous m’accablez d’autorités[1], mon cher confrère, pour me prouver qu’un cardinal ne doit pas rougir de montrer de l’esprit et des grâces ; mais malgré les exemples des rois, et même du gendre du Grand Seigneur, je ne me laisserai point aller à la tentation. Je crois que l’étiquette du sacré-collège est fort contraire à la poésie française : car il me semble que le cardinal du Perron et celui de Richelieu ont fait de fort mauvais vers. Vous savez peut-être que le cardinal de Polignac n’y a pas mieux réussi, et qu’il n’était poëte que dans la langue de Virgile. Il serait plaisant qu’il fut défendu aux princes de l’Église de montrer du talent dans une autre langue que celle des Romains. En général, l’Église tient un rang médiocre sur le Parnasse français : quels vers que ceux de Fénelon ! Ainsi je prends le parti de Mme  de Montague ; je vivrai quatre-vingt-douze ans ; et après ma mort, mes neveux seront les maîtres de faire part au public des petits talents de ma jeunesse[2]. En attendant, je verrai avec une tranquillité sans égale les libraires estropier mes ouvrages : il faut que l’envie ronge toujours quelque chose ; j’aime mieux qu’elle ronge mes vers que mes os. Je ne m’ennuie point d’être moine de Saint-Médard, ni d’habiter le château que Berthe au grand pied[3] donna à cette abbaye. Si je vous voyais seulement deux heures, vous conviendriez que j’ai raison de me plaire où je suis : cependant, à la fin du mois, j’irai passer l’hiver au Plessis, près de Senlis, pour éviter les brouillards de l’Aisne, et me promener à pied sec dans la forêt d’Hallate, où notre bon roi Jean avait un château et un chenil, qui sont devenus un prieuré de dix mille livres de rente à ma nomination : voyez comme les choses changent ! Je ne parlerai point de vos triumvirs ; souvenez-vous que vous avez écrit Brutus, et que ce serait votre faute si votre pinceau s’affaiblissait : car vous avez beau parler de vos soixante-dix ans, il est certain que votre esprit n’a point vieilli. J’ai sur ma table un gros volume que je ne lirai point. S’il vous parvient, je ne doute pas qu’il ne vous inspire quelque bonne plaisanterie dont je rirai dans mon coin, et qui entretiendra la bonne santé dont je jouis. Ne perdez pas l’habitude de m’ecrire de temps en temps : je conserverai toute ma vie celle de vous aimer.

  1. Voyez la lettre du 28 septembre.
  2. Dans la nouvelle édition des Œuvres de Bernis, qu’a donnée en l’an V P. Didot l’aîné, il n’y a que le poëme de la Religion vengée qui ne fut pas connu du public. Les autres pièces de vers non encore imprimées, que la famille du cardinal a trouvées dans son portefeuille, ne lui ont pas paru devoir ajouter à l’idée qu’on avait depuis longtemps de ses talents pour la poésie. (Note de Bourgoing.)
  3. Berthe au grand pied, ou Bertrade, était femme de Pépin le Bref, et mère de Charlemagne. On a prétendu qu’elle avait un pied palmé comme une oie ; et c’est pour cela qu’on l’a nommée quelquefois la reine pedauque. Elle a été représentée avec cette difformité dans les statues qu’on voit encore sur les portails de plusieurs anciennes églises. Les historiens disent qu’elle était belle et accorte ; qu’elle avait du crédit, non-seulement sur son mari, mais aussi sur son fils. Il ne faut pas la confondre avec une autre Berthe, fille de Didier, roi des Lombards, et première femme de Charlemagne. (Id.)