Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5562

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5562. — À M. LE MARQUIS ALBERGATI CAPACELLI.
À Ferney, 14 février.

Votre ami, monsieur, me fait trop d’honneur, et je suis obligé de vous avouer ma turpitude et ma misère. Le goût de la liberté, le voisinage de la Bourgogne, où j’ai quelque bien, la beauté de la situation, dont on m’avait fait des éloges très-mérités, m’ont engagé à bâtir dans le pays que j’habite depuis dix ans ; mais une ceinture de montagnes couvertes de neiges éternelles gâte tout ce que la nature a fait pour nous. En vain nous sommes sous le quarante-sixième degré de latitude, les vents sont toujours froids et chargés de particules de glace. Presque aucune plante délicate ne réussit dans ce climat ; on est obligé de semer de nouvelle graine de brocoli tous les deux ans ; toutes les belles fleurs dégénèrent. Les vignes, quoique plus méridionales que celles de Bourgogne, ne produisent que de mauvais vin ; le froment qu’on sème rend quatre pour un, tout au plus ; les figues n’ont point de saveur, les oliviers ne peuvent croître. Enfin nous avons un très-bel aspect avec un très-mauvais terrain ; mais aussi nous lisons, nous imprimons ce qui nous plaît, et cela vaut mieux que des olives et des oranges.

Je vous avoue à la fois ma misère et mon bonheur. Ce bonheur serait parfait si je pouvais jamais embrasser un homme de votre mérite. Ma vieillesse et mes maux me privent d’une si douce espérance, sans m’ôter aucun de mes sentiments.