Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 6002

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Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 545-546).

6002. — DE M.  DALEMBERT.
À Paris, ce 27 avril.

Mon cher et illustre maître, il est arrivé ce que nous espérions au sujet de l’histoire de la Destruction des Jésuites. Les gens raisonnables ont trouvé l’ouvrage impartial et utile, les amis des jésuites mêmes savent gré à l’auteur de n’avoir dit de la Société que le mal qu’elle méritait ; mais les conseillers de la cour janséniste convulsionnaire, en attendant le prophète Élie (qui aurait bien du leur prédire la tuile qui leur tombe aujourd’hui sur la tête], ont crié comme tous les diables. Ils voudraient, dit-on, dénoncer le livre au parlement ; mais, comme le parlement y est traité avec ménagement, il y a apparence qu’on leur rira au nez ; ils commencent à perdre de leur crédit, même dans la compagnie ; jugez de l’etat où sont leurs affaires. Ce qu’il y a de plaisant, c’est que cette canaille trouve mauvais qu’on lui applique sur le dos les coups de bûche qu’elle se fait donner sur la poitrine[1]. Il me semble pourtant que des coups de bûche sont toujours des secours, et que la place doit leur être indifférente ;


· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Comme il n’importe guère
Que Pascal soit devant, ou Pascal soit derrière[2].

J’enverrai incessamment à frère Gabriel de quoi les faire brailler encore : car,

pendant qu’ils sont en train de braire, il n’y a pas de mal à leur tenir toujours la bouche ouverte. J’ai commencé par des croquignoles, je continuerai par les coups de boussine, ensuite viendront les coups de gaule, et je finirai par les coups de bâton ; quand ils en seront là, ils seront si accoutumés à être battus qu’ils prendront les coups de bâton pour des douceurs. Mon Dieu, l’odieuse et plate canaille ! mais elle n’a pas longtemps à vivre, et je ne lui épargnerai pas un coup de stylet.

Vous avez su l’aventure de la Comédie[3] ; nous allons vraisemblablement perdre Mlle  Clairon, qui ne remontera plus sur le théâtre, si elle ne veut pas perdre l’estime des honnêtes gens. Votre maréchal[4] a tenu une jolie conduite ! Son procédé est atroce et abominable : aussi finira-t-il, aux yeux du public, par avoir tout l’odieux et tout le ridicule de cette affaire. Je ne doute pas que plusieurs comédiens ne se retirent, s’ils ne sont pas en effet aussi vils qu’on voudrait les rendre. Vous avez beau faire, mon cher maître, vos vers passeront à la postérité, mais le nom de votre maréchal n’y passera pas ; on lira vos vers ; on demandera qui était cet homme, et l’histoire dira : Je ne m’en souviens plus. Il faut avouer que vos protégés de la cour (car je ne leur fais pas l’honneur et à vous le tort de dire vos protecteurs) ne sont pas heureux en renommée : voyez le beau coton qu’ils jettent tous ! Que dites-vous de la belle colonie de Cayenne, pour laquelle on a dépensé des sommes immenses ? On y a envoyé, il y a dix-huit mois, quatorze mille hommes, dont il ne restait plus que quinze cents il y a trois mois ; on va ramener tout ce qui reste, et peut-être n’en reviendra-t-il pas six cents. Que le roi est à plaindre d’être si indignement servi, lorsqu’il mérite tant de l’être bien ! Helvétius me paraît bien content de son voyage. Adieu, mon cher maître.

  1. Voyez l’article Convulsions, tome XVIII, page 269.
  2. Scarron, Don Japhet d’Arménie, acte II, scène ii.
  3. Plusieurs des comédiens français avaient refusé de jouer avec un de leurs camarades nommé Dubois, qui avait eu un procès peu honorable.
  4. Le maréchal de Richelieu.