Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 6089

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6089. — DE CATHERINE II[1],
impératrice de russie.
11-22 août 1765.

Monsieur, puisque, Dieu merci, le neveu de l’abbé Bazin est trouvé, vous voudrez bien, monsieur, qu’une seconde fois je m’adresse à vous pour lui faire parvenir dans sa retraite le petit paquet ci-joint, en témoignage de ma reconnaissance pour les douceurs qu’il me dit. Je serais très-aise de vous voir assister à mon carrousel, dussiez-vous vous déguiser en chevalier inconnu. Vous en auriez tout le temps : la pluie continuelle qui tombe depuis plusieurs semaines m’a obligée de renvoyer cette fête jusqu’au mois de juin de l’année qui vient.

En bonne foi, monsieur, je fais plus de cas de vos écrits que de tous les faits d’Alexandre, et vos lettres me font plus de plaisir que les courtoisies de ce prince ne m’en donneraient. Voilà encore de ces naïvetés que le Nord produit ; il est vrai que nous n’entendons rien à beaucoup de choses qui nous viennent du Midi. Nous sommes très-étonnés d’un côté de lire des productions qui honorent le genre humain, et de les voir si peu mettre à profit d’un autre.

Ma devise est une abeille qui, volant de plante en plante, amasse son miel pour le porter dans sa ruche, et l’inscription en est l’Utile. Chez vous les inférieurs instruisent, et il serait très-aisé aux supérieurs d’en faire leur profit ; chez nous, c’est tout le contraire ; nous n’avons pas tant d’aisance.

L’attachement et l’amitié du neveu Bazin pour feu ma mère lui donne un nouveau degré de considération chez moi : je trouve ce jeune homme très-aimable, et je le prie de me conserver les sentiments qu’il me témoigne. Il est très-bon et très-utile d’avoir de pareilles connaissances. Vous voudrez bien, monsieur, être assuré que vous partagez avec le neveu mon estime, et tout ce que je lui dis est également pour vous aussi.

P. S. Des capucins[2] qu’on tolère à Moscou (car la tolérance est générale dans cet empire, il n’y a que les jésuites qui n’y sont pas soufferts), s’étaient opiniâtrés cet hiver à ne pas vouloir enterrer un Français qui était mort subitement, sous prétexte qu’il n’avait pas reçu les sacrements. Abraham Chaumeix fit un factum contre eux pour leur prouver qu’ils devaient enterrer ce mort, mais ce factum ni deux réquisitions du gouverneur ne purent porter ces pères à obéir. À la fin on leur fit dire de choisir, ou de passer la frontière, ou d’enterrer ce Français. Ils partirent, et j’envoyai d’ici des augustins plus dociles, qui, voyant qu’il n’y avait pas à badiner, firent tout ce qu’on voulut. Voilà donc Abraham Chaumeix, en Russie, qui devient raisonnable[3] ; il s’oppose à la persécution. S’il prenait de l’esprit, il ferait croire les miracles aux plus incrédules.

  1. Collection de Documents, Mémoires et Correspondances relatifs à l’histoire de l’empire de Russie, publiée par la Société historique russe, tome X, page 37.
  2. Voltaire transcrivit cet alinéa dans l’article Puissance de ses Questions sur l’Encyclopédie, en 1771, mais avec quelques différences ; voyez tome XX, page 301.
  3. C’était sur la dénonciation faite par Chaumeix que commencèrent les persécutions contre l’Encyclopédie.