Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 6161

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Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 116-117).

6161. — À M.  DAMILAVILLE.
25 novembre.

Votre mal de gorge et votre amaigrissement me déplaisent beaucoup ; vous savez si je m’intéresse à votre bien-être et à votre long être. Notre Esculape-Tronchin ne guérit pas tout le monde : Mme  la duchesse d’Enville pourra bien rester tout l’hiver à Genève. Quoi qu’il fasse, mon cher ami, la nature en saura toujours plus que la médecine. La philosophie apprend à se soumettre à l’une et à se passer de l’autre ; c’est le parti que j’ai pris.

Cette philosophie, contre laquelle on se révolte si injustement, peut faire beaucoup de bien, et ne fait aucun mal. Si elle avait été écoutée, les parlements n’auraient pas tant harcelé le roi et tant outragé les ministres. L’esprit de corps et la philosophie ne vont guère ensemble. Je crains que l’archevêque de Novogorod[1], dont vous me parlez, ne puisse les soutenir dans la seule chose où ils paraissent avoir raison, et qu’après avoir combattu mal à propos l’autorité royale sur des afaires de finance et de forme, ils ne finissent par succomber quand ils soutiennent cette même autorité contre quelques entreprises du clergé.

Mais la santé de monsieur le dauphin est un objet si intéressant qu’il doit anéantir toutes ces querelles, La bulle ""Unigenitus, et toutes les bulles du monde, ne valent pas assurément la poitrine et le foie d’un fils unique du roi de France.

Mme  Denis ne se porte pas trop bien ; elle me charge de vous dire combien elle vous aime et vous estime. Elle attend les boîtes de confitures que vous voulez bien nous envoyer ; il n’y a qu’à les mettre au coche de Lyon.

Embrassez pour moi MM. Diderot et d’Alembert, quand vous les verrez. Toute mon ambition est que la cour puisse les connaître, et rendre justice à leur mérite, qui fait honneur à la France.

Qu’est devenu le très-paresseux Thieriot ? Il m’écrit une ou deux fois l’an par boutade. Vous savez probablement que Jean-Jacques est à Strasbourg, où il fait jouer le Devin du Village ; cela vaut mieux que de chercher à mettre le trouble dans Genève, et d’être lapidé à Motiers-Travers. Les magistrats et les citoyens sont toujours divisés ; je ne les vois les uns et les autres que pour leur inspirer la concorde : c’est la boussole invariable de ma conduite.

Je vous demande en grâce de presser M. de Beaumont sur l’affaire des Sirven ; elle me paraît toute prête ; le temps est favorable ; je ne crois pas qu’il y ait un instant à perdre.

Je vous embrasse du meilleur de mon cœur.

  1. C’est sous le nom d’Alexis, archevêque de Novngorod, que Voltaire avait publié un petit écrit intitulé Mandement, etc. ; voyez tome XXV, page 345.