Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6320

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Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 270-271).

6320. — À M.  MARMONTEL.
23 avril.

Mon cher confrère, j’attends votre Lucain[1], et j’attendrai votre Bélisaire avec plus d’impatience encore, parce qu’il sera entièrement de vous. C’est un sujet digne de votre plume ; il est intéressant, moral, politique ; il présente les plus grands tableaux. Si nous étions raisonnables, je vous conseillerais d’en faire une tragédie[2]. Je soutiendrai toujours que vous étiez destiné à en faire d’excellentes, et que ceux qui vous ont dégoûté sont coupables envers la nation.

Vous n’irez donc point en Pologne avec Mme  Geoffrin ? Cependant, quand la reine de Saba alla voir Salomon, elle avait assurément un écuyer ; vous feriez un voyage charmant, mais je voudrais que vous passassiez par chez nous.

Il est très-vrai que la raison perce, même en Italie, et que le Nord commence à corriger le Midi. Les progrès sont lents, mais enfin les nuages se dissipent insensiblement de tous côtés ; les rois et les peuples s’en trouveront mieux ; les prêtres mêmes y gagneront plus qu’ils ne pensent, car, étant forcés d’être moins fripons et moins fanatiques, ils seront moins haïs et moins méprisés.

Je viens de lire l’article Langue hébraïque[3], suivant votre bon conseil ; il est savant et philosophique. L’auteur n’a pas osé tout dire. Il est incontestable que l’hébreu était anciennement un dialecte de la langue phénicienne. Les Hébreux appelaient la Phénicie le pays des savants ; et une grande preuve qu’ils n’ont jamais habité en Égypte, c’est qu’ils n’ont jamais eu un seul mot égyptien dans leur langue, ou plutôt dans leur misérable jargon.

J’ai lu quelque chose d’une Antiquité dèvoilée[4], ou plutôt très-voilée. L’auteur commence par le déluge, et finit toujours par le chaos. J’aime mieux, mon cher confrère, un seul de vos Contes que tous ces fatras.

Mme  Denis vous fait mille compliments. Je suis bien malade ; je m’affaiblis tous les jours ; je vous aimerai jusqu’au dernier moment de ma vie.

  1. Marmonlel a publié presque en même temps son Bélisaire, 1766, in-8o, et la Pharsale de Lucain, traduite en français, 1766, deux volumes in-8o.
  2. Jouy a donné, en 1818, une tragédie de Bélisaire.
  3. Dans l’Encyclopédie in-folio, cet article est sans signature. Dans l’Encyclopédie méthodique, on dit qu’il est d’un anonyme.
  4. Ouvrage posthume de Boulanger, refait sur le manuscrit original par le baron d’Holbach, avec un précis de la vie de l’auteur, par Diderot ; Amsterdam, M.-M. Rey, 1766, trois volumes in-12.