Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6325

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 273-274).

6325. — À M.  DAMILAVILLE.
28 avril.

J’étais donc bien mal informé, mon cher ami, et je n’ai eu qu’une joie courte. On m’avait assuré que le grand livre paraissait, et vous m’apprenez qu’on m’a trompé. Par quelle fatalité faut-il que les étrangers fassent bonne chère, et que les Français meurent de faim ? pourquoi ce livre ferait-il plus de mal en France qu’en Allemagne ? est-ce que les livres font du mal ? est-ce que le gouvernement se conduit par des livres ? Ils amusent et ils instruisent un millier de gens de cabinet, répandus sur vingt millions de personnes ; c’est à quoi tout se réduit. Voudrait-on frustrer les souscripteurs de ce qui leur est dû, et ruiner les libraires ?

On me fait espérer l’ouvrage de Fréret[1], qui est, dit-on, achevé d’imprimer. Ceux qui l’ont vu me disent qu’il est très-bien raisonné. C’est un grand service rendu aux gens qui veulent être instruits : les autres ne méritent pas qu’on les éclaire. Il est certain, mon ami, que la raison fait de grands progrès, mais ce n’est jamais que chez un petit nombre de sages. Pensez-vous, de bonne foi, que les maîtres des comptes de Paris, les conseillers au Châtelet, les procureurs, et les notaires, soient bien au fait de la gravitation et de l’aberration de la lumière ? Ce sont des vérités reconnues, mais le secret n’est que dans les mains des adeptes.

Il en est de même de toutes les vérités qui demandent un peu d’attention. Il n’y aura jamais que le petit nombre d’éclairé et de sage. Consolons-nous en voyant que le nombre augmente tous les jours, et qu’il est composé partout des plus honnêtes gens d’une nation.

J’ai dans la tête que la prochaine assemblée du clergé fait suspendre le débit de l’Encyclopédie. On craint peut-être que quelques têtes chaudes n’attaquent quelques articles auxquels il est si aisé de donner un mauvais sens. On pourrait fatiguer monsieur le vice-chancelier par des clameurs injustes : ainsi il me paraît prudent de ne pas s’exposer à cet orage. Si c’est là en effet la cause du retardement, on n’aura point à se plaindre.

J’attends, avec mon impatience ordinaire, cette estampe des Calas et le Mémoire de notre propbète Élie pour Sirven. Il est sans doute signé de plusieurs avocats dont il faut payer la consultation ; M. Delaleu vous donnera tout ce que vous prescrirez. Ce sont actuellement les Sirven seuls qui m’occupent, parce qu’ils sont les seuls malheureux. Ma santé s’affaiblit de jour en jour, et il faut se passer de faire du bien.

Je vous embrasse tendrement.

  1. Voyez la lettre 6306.