Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6441

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Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 369-371).

6441. — DE M.  DIDEROT[1].
Paris, 1766.

Monsieur et cher maître, je sais bien que quand une bête féroce a trempé sa langue dans le sang humain, elle ne peut plus s’en passer ; je sais bien que cette bête manque d’aliment, et que, n’ayant plus de jésuites à manger, elle va se jeter sur les philosophes. Je sais bien qu’elle a les yeux tournés sur moi et que je serai peut-être le premier quelle dévorera ; je sais bien qu’un honnête homme peut en vingt-quatre heures perdre ici sa fortune, parce qu’ils sont gueux ; son honneur, parce qu’il n’y a point de lois ; sa liberté, parce que les tyrans sont ombrageux ; sa vie, parce qu’ils comptent la vie d’un citoyen pour rien, et qu’ils cherchent à se tirer du mépris par des actes de terreur. Je sais bien qu’ils nous imputent leur désordre, parce que nous sommes seuls en état de remarquer leurs sottises. Je sais bien qu’un d’entre eux a l’atrocité de dire qu’on n’avancera rien tant qu’on ne brûlera que des livres. Je sais qu’ils viennent d’égorger un enfant[2] pour des inepties qui ne méritaient qu’une légère correction paternelle. Je sais bien qu’ils ont jeté, et qu’ils tiennent encore dans les cachots, un magistrat respectable[3] à tous égards, parce qu’il refusait de conspirer à la ruine de sa province, et qu’il avait déclaré sa haine pour la superstition et le despotisme. Je sais bien qu’ils en sont venus au point que les gens de bien et les hommes éclairés leur sont et leur doivent être insupportables. Je sais bien que nous sommes enveloppés des fils imperceptibles d’une nasse qu’on appelle police, et que nous sommes entourés de délateurs. Je sais bien que je n’ai ni la naissance, ni les vertus, ni l’état, ni les talents, qui recommandaient M. de La Chalolais, et que quand ils voudront me perdre je serai perdu. Je sais bien qu’il peut arriver, avant la fin de l’année, que je me rappelle vos conseils, et que je m’écrie avec amertume : Ô Solon ! Solon ! Je ne me dissimule rien, comme vous voyez : mon âme est pleine d’alarmes ; j’entends au fond de mon cœur une voix qui se joint à la vôtre, et qui me dit : « Fuis, fuis » ; cependant je suis retenu par l’inertie la plus stupide et la moins concevable, et je reste. C’est qu’il y a à côté de moi une femme déjà avancée en âge ; et qu’il est difficile de l’arracher à ses parents, à ses amis et à son petit foyer. C’est que je suis père d’une jeune fille à qui je dois l’éducation : c’est que j’ai aussi des amis. Il faut donc les laisser, ces consolateurs toujours présents dans les malheurs de la vie, ces témoins honnêtes de nos actions ; et que voulez-vous que je fasse de l’existence, si je ne puis la conserver qu’en renonçant à tout ce qui me la rend chère ? Et puis je me lève tous les matins avec l’espérance que les méchants se sont amendés pendant la nuit ; qu’il n’y a plus de fanatiques ; que les maîtres ont senti leurs véritables intérêts, et qu’ils reconnaissent enfin que nous sommes les meilleurs sujets qu’ils aient. C’est une bêtise, mais c’est la bêtise d’une belle âme qui ne peut croire longtemps à la méchanceté. Ajoutez à cela que le danger qui nous menace tient à une disposition des esprits qui ne s’aperçoit point. La société présente un aspect si tranquille que l’âme, lasse de se tourmenter, se livre à une sécurité, perfide à la vérité, mais à laquelle il est presque impossible de se refuser. L’innocence et l’obscurité de sa vie sont deux autres sophismes bien séduisants. Et comment voulez-vous que celui qui n’en veut à personne s’imagine, sous les tuiles où il s’occupe à se rendre meilleur, que des bourreaux attendent le jour pour se saisir de lui, et le jeter dans un bûcher ? Quand on s’est rassuré par sa nullité, on se rassure par son importance. Dans un autre moment on se dit il soi-même : « Ils n’auront pas le front de persécuter un homme qui a consumé ses plus belles années à bien mériter de son pays ; n’est-ce pas assez qu’ils aient laissé à d’autres le soin de l’honorer, de le récompenser, de l’encourager ? S’ils ne m’ont pas fait de bien, ils n’oseront me faire du mal. » C’est ainsi qu’on est alternativement dupe de sa modestie et de son orgueil. Qui que vous soyez qui m’avez écrit la lettre pleine d’intérêt et d’estime que notre ami commun m’a remise, je sens toute la reconnaissance que je vous dois, et je jette d’ici mes bras autour de votre cou. Je n’accepte ni ne refuse vos offres. Plusieurs honnêtes gens, effrayés du train que prennent les choses, sont tentés de suivre le conseil que vous me donnez. Qu’ils partent, et quel que soit l’asile qu’ils auront choisi, fût-ce au bout du monde, j’irai. Notre ami m’a fait lire un ouvrage nouveau[4]. Je tremble pour le moment où cet ouvrage sera connu. C’est un homme qui a pris la torche de vos mains, qui est entré fièrement dans leur édifice de paille, et qui a mis le feu de tous côtés. Ils voudront faire un exemple, et, dans leur fureur, ils se jetteront sur le premier venu. Si cet ouvrage vous est connu, et que vous puissiez en différer la publicité jusqu’à des circonstances plus favorables, vous ferez bien. Je vais déposer votre lettre, afin qu’à tout événement vous puissiez joindre à ma justification que je vous recommande le témoignage des précautions que vous aviez prises pour leur épargner un crime nouveau. Si j’avais le sort de Socrate, songez que ce n’est pas assez de mourir comme lui pour mériter de lui être comparé.

Illustre et tendre ami de l’humanité, je vous salue et vous embrasse. Il n’y a point d’homme un peu généreux qui ne pardonnât au fanatisme d’abréger ses années, si elles pouvaient s’ajouter aux vôtres. Si nous ne concourons pas avec vous à écraser la bête, c’est que nous sommes sous sa griffe, et si, connaissant toute sa férocité, nous balançons à nous en éloigner, c’est par des considérations dont le prestige est d’autant plus fort qu’on a l’âme plus honnête et plus sensible. Nos entours sont si doux, et c’est une perte si difficile à réparer !

  1. Édition Assézat et Tourneux. — Réponse à la lettre 6425.
  2. Le chevalier de la Barre, décapité le 1er juillet 1766, à l’âge de dix-neuf ans.
  3. Louis-René Caradeuc de La Chalotais, procureur général au parlement de Bretagne, celui qui porta la parole contre le duc d’Aguillon, et qui fit un rapport contre les jésuites. Il fut enlevé et renfermé dans la citadelle de Saint-Malo, et de là transféré à la Bastille.
  4. Sans doute l’Examen important de milord Bolingbroke. qui ne fut imprimé qu’en avril 1767, selon Beuchot, mais dont Damilaville avait peut-être reçu une copie.