Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6449

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Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 377-378).


6449. — À M. D’ALEMBERT.
7 auguste.

Vous pensez bien, mon vrai philosophe, que mon sang a bouilli quand j’ai lu ce mémoire[1] écrit avec un cure-dent ; ce cure-dent grave pour l’immortalité. Malheur à qui la lecture de cet écrit ne donne pas la fièvre ! Il doit au moins faire mourir d’apoplexie le…, et le…, et le… N’admirez-vous pas les sobriquets que le sot peuple donne à de certaines gens ? C’est donc de tous les côtés à qui se couvrira d’horreur et d’infamie. Je vous plains d’être où vous êtes. Vous pouvez me dire : « Ubicumque calculum ponas, ibi naufragium invenies[2]. »

Vous avez des liens, des pensions, vous êtes enchaîné ; pour moi, je mourrai bientôt, et ce sera en détestant le pays des singes et des tigres, où la folie de ma mère me fit naître il y a bientôt soixante et treize ans. Je vous demande en grâce d’écrire de votre encre au roi de Prusse, et de lui peindre tout avec votre pinceau. J’ai de fortes raisons pour qu’il sache à quel point on doit nous mépriser. Un des plus grands malheurs des honnêtes gens, c’est qu’ils sont des lâches. On gémit, on se tait, on soupe, on oublie. Je vous remercie par avance des coups de foudre dont vous écrasez les jansénistes. Il est bon de marcher sur le basilic[3] après avoir foulé le serpent. Donnez-vous le plaisir de pulvériser les monstres sans vous commettre. Genève est une pétaudière ridicule, mais du moins de pareilles horreurs n’y arrivent point. On n’y brûlerait pas un jeune homme pour deux chansons faites il a quatre-vingts ans[4]. Rousseau n’est qu’un fou et un plat monstre d’orgueil. Adieu ; je vous révère avec justice, et je vous aime avec tendresse.

Gardons pour nous notre douleur et notre indignation ; gardons-nous le secret de nos cœurs.

  1. Mémoires de M. de La Chalolais, procureur général au parlement de Bretagne, in-12 de 80 pages, contenant deux mémoires.
  2. On a donné le texte de Pétrone, tome XXXIV, page 28.
  3. Psaume xc, verset 13.
  4. Voyez lettre 6434.