Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6455

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 383-384).

6455. — DE M.  D’ALEMBERT.
À Paris, ce 11 auguste.

Il n’y a rien de nouveau, que je sache, mon cher et illustre maître, sur l’atroce et absurde affaire d’Abbeville. On dit seulement, mais ce n’est qu’un ouï-dire, que le jeune Moinel, qui était resté en prison, et qui a seize ans, a été condamné par les Torquemada d’Abbeville à être blâmé : sur quoi je vous prierai d’abord d’observer la cruauté de ce jugement, qui déclare infâme un pauvre enfant digne tout au plus d’être fouetté au collège ; et puis de voir la singulière gradation du jugement que ces Busiris en robe, comme vous les appelez très-bien, ont prononcé contre des jeunes gens tous également coupables : le premier, brûlé vif ; le second, décapité ; le troisième, blâmé ; j’espère que le quatrième sera loué. Je ne veux plus parler de cette exécration, qui me rend odieux le pays où elle s’est commise.

Vous saurez qu’il y a actuellement quatre-vingt-trois jésuites à Rennes, pas davantage, et que ces marauds, comme vous croyez bien, ne s’endorment pas dans l’affaire de M. de La Chalotais. Il est transféré à Rennes, et apparemment sera bientôt jugé. Son mémoire lui a concilié tout le public, et rend ses persécuteurs bien odieux. Laubardemont de Calonne[1] surtout (car on l’appelle ainsi) ne se relèvera pas de l’infamie dont il est couvert ; c’est ce que j’ai entendu dire aux personnes les plus sages et les plus respectables.

Une autre sottise (car nous sommes riches en ce genre) qui occupe beaucoup le public, c’est la querelle de Jean-Jacques et de M.  Hume. Pour le coup, Jean-Jacques s’est bien fait voir ce qu’il est, un fou et un vilain fou, dangereux et méchant, ne croyant à la vertu de personne, parce qu’il n’en trouve pas le sentiment au fond de son cœur, malgré le beau pathos avec lequel il en fait sonner le nom ; ingrat, et, qui pis est, haïssant ses bienfaiteurs (c’est de quoi il est convenu plusieurs fois lui-même), et ne cherchant qu’un prétexte pour se brouiller avec eux, afin d’être dispensé de la reconnaissance. Croiriez-vous qu’il veut aussi me mêler dans sa querelle, moi qui ne lui ai jamais fait le moindre mal, et qui n’ai jamais senti pour lui que de la compassion dans ses malheurs, et quelquefois de la pitié de son charlatanisme ? Il prétend[2] que c’est moi qui ai fait la lettre sous le nom du roi de Prusse, où on se moque de lui[3]. Vous saurez que cette lettre est d’un M. Walpole[4], que je ne connais même pas, et à qui je n’ai jamais parlé Jean-Jacques est une bête féroce qu’il ne faut voir qu’à travers des barreaux, et toucher qu’avec un bâton. Vous ririez de voir les raisons d’après lesquelles il a soupçonné et ensuite accusé M.  Hume d’intelligence avec ses ennemis. M. Hume a parlé contre lui en dormant ; il logeait, à Londres, dans la même maison, avec le fils de Tronchin ; il avait le regard fixe, et surtout il a fait trop de bien à Rousseau pour que sa bienfaisance fût sincère. Adieu, mon cher maître ; que de fous et de méchants dans ce meilleur des mondes possibles !

Je vous embrasse ex animo.

  1. Laubardemont, juge commissaire sous Richelieu, demandait trois lignes de l’écriture d’un homme pour le faire pendre. Calonne, à qui cela aurait suffi, voulait prouver que quelques lignes anonymes étaient de l’écriture de La Chalotais.
  2. Lettre de J.-J. Rousseau à David Hume, du 10 juillet 1766.
  3. Voyez cette lettre, page 154, à la note.
  4. Horace Walpole, fils du ministre anglais Robert Walpole, était né en 1717, et mourut en 1797.