Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6515

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Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 440-441).
6515. — À M. DE CHABANON[1].
19 septembre 1766.

Je vous avoue, mon très-aimable confrère, que je croyais que M. de La Borde faisait de la musique comme un homme de cour. Je suis heureusement détrompé ; j’ai été enchanté des morceaux que j’ai entendus. En vérité, vous devriez faire un opéra pour lui ; vous le feriez mieux que moi. Je n’ai pas l’intelligence de ce spectacle ; je ne connais point le goût de la nation ; il faut être à Paris pour faire un opéra. Vous auriez d’ailleurs le plaisir de travailler avec un homme aussi aimable que vous. Je vous exhorte de tout mon cœur à embellir la scène lyrique. Pandore était un beau sujet ; mais il me semble que je ne l’ai pas traité comme il faut.

La boîte de Pandore s’est ouverte depuis quelque temps ; il en est sorti des malheurs horribles. Les Calas, les Sirven, les La Barre, ont déchiré mon cœur ; et, par une fatalité singulière, je me suis trouvé engagé dans les trois aventures. La première a été réparée ; je n’ai qu’une faible espérance pour la seconde, et la troisième m’afflige sans consolation.

Une de mes nièces a une terre auprès d’Abbeville ; j’ai su l’origine et tous les détails de cette détestable catastrophe. Je vous assure que les cheveux vous dresseraient à la tête, si vous saviez tous les ressorts qu’un vieux scélérat jaloux a fait jouer pour perdre cinq jeunes gens en perdant son rival.

Pour dissiper ma douleur et ma mélancolie, j’ai fait jouer sur mon petit théâtre Annette et Lubin, Rose et Colas, le Roi et le Fermier, et enfin Henri IV. Je n’avais jamais vu d’opéra-comique, et il fallait bien que l’auteur de la Henriade vît son héros. J’ai ri, j’ai pleuré ; je me suis mis presque à genoux avec la petite famille, quand Henri IV est reconnu. Enfin j’ai eu du plaisir, et j’en avais grand besoin. J’en aurai davantage au printemps prochain, si vous voulez venir essayer votre tragédie à Ferney[2]. J’aime votre talent passionnément, et j’aime encore mieux votre personne. Mme Denis pense de même. Nous vous embrassons le plus tendrement du monde. V.

Je vais chercher vite un exemplaire mieux conditionné.

  1. Éditeurs, Bavoux et François.
  2. Sans doute Eudoxie, qui n’a pas été représentée. (A. F.)