Aller au contenu

Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8535

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1772GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 86-87).
8535. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
4 mai.

Les quatre ou cinq ans dont vous me parlez, madame, supposeraient pour mon compte quatre-vingt-deux ou quatre-vingt-trois ans, ce qui n’est pas dans l’ordre des probabilités. Il est certain qu’en général votre espèce féminine va plus loin que la nôtre ; mais la différence en est si médiocre que cela ne vaut pas la peine d’en parler. Un philosophe nommé Timée[1] a dit, il y a plus de deux mille cinq cents ans, que notre existence est un moment entre deux éternités ; et les jansénistes, ayant trouvé ce mot dans les paperasses de Pascal, ont cru qu’il était de lui. Les individus ne sont rien, et les espèces sont éternelles.

Je ne crois pas que vous ayez lu les Lettres de Memmius à Cicéron[2], dont la traduction se trouve à la fin du neuvième tome des Questions, que je ne vous ai pas envoyé. Non-seulement je n’envoie le livre à personne, et je n’écris presque à personne ; mais je pense que la moitié de ces Questions au moins n’est faite que pour les gens du métier, et doit furieusement ennuyer quiconque ne veut que s’amuser. J’ignore si vous avez le temps et la volonté de vous faire lire bien posément ces Lettres de Memmius : les idées m’en paraissent très-plausibles, et c’est à quoi je me tiens.

Le petit conte de la Bégueule[3] est d’un genre tout différent ; c’est la farce après la tragédie. J’avoue que je n’ai pas osé vous l’envoyer, parce que j’ai supposé que vous n’aviez nulle envie de rire. Le voilà pourtant ; vous pouvez le jeter dans le feu, si bon vous semble.

Quand je vous dis[4], madame, que je voudrais habiter la chambre de Formont, je ne vous dis que la vérité ; mais l’état de ma santé ne me permettrait pas même de vous voir, ce qu’on appelle en visite. La vie de Paris serait non-seulement affreuse, mais impossible à soutenir pour moi. Je ne sais plus ce que c’est que de mettre un habit ; et lorsque le printemps et l’été me délivrent de mes fluxions sur les yeux, mes journées entières sont consacrées à lire. Si je vois quelques étrangers, ce n’est que pour un moment.

Voyez si cette vie est compatible avec le séjour d’une ville où il faut promener la moitié du temps son corps dans une voiture, et où l’âme est toujours hors de chez elle. Les conversations générales ne sont qu’une perte irréparable du temps.

Vous êtes dans une situation bien différente. Il vous faut de la dissipation : elle vous est aussi nécessaire que le manger et le dormir. Votre triste état vous met dans la nécessité d’être consolée par la société ; et cette société, qu’il me faudrait chercher d’un bout de la ville à l’autre, me serait insupportable. Elle est surtout empoisonnée par l’esprit de parti, de cabale, d’aigreur, de haine, qui tourmente tous vos pauvres Parisiens, et le tout en pure perte. J’aimerais autant vivre parmi des guêpes que d’aller à Paris par le temps qui court.

Tout ce que je puis faire pour le présent, c’est de vous aimer de tout mon cœur, comme j’ai fait pendant environ cinquante années. Comment ne vous aimerais-je pas ? Votre âme cherche toujours le vrai ; c’est une qualité aussi rare que le vrai même. J’ose dire qu’en cela je vous ressemble : mon cœur et mon esprit ont toujours tout sacrifié à ce que j’ai cru la vérité.

C’est en conséquence de mes principes que je vous prie très-instamment de faire passer à votre grand’maman ce petit billet[5] de ma main, que je joins à ma lettre.

Vous m’avez boudé pendant près d’un an, vous avez eu très-grand tort assurément : vous m’avez fait une véritable peine, mais mon cœur n’en est pas moins à vous. Il faut que vous le soulagiez du fardeau qui l’accable. J’ai été désolé de l’idée qu’on a eue que j’ai pu changer de sentiment. Vous me devez justice auprès de votre grand’maman. Puisque vous m’envoyez ce qu’elle vous écrit pour moi, envoyez-lui donc ce que je vous écris pour elle, et songez que, vous et votre grand’maman, vous êtes mes deux passions, si vous n’êtes pas mes deux jouissances.

  1. Ce que cite Voltaire n’est pas de Timée de Locres, mais de Mercure Trismégiste ; voyez la note, tome XVIII, page 521.
  2. Tome XXVIII, page 437.
  3. Tome X.
  4. Lettre 8302.
  5. C’est la lettre suivante.