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Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8580

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Correspondance : année 1772GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 132-134).
8580. — À M. D’ALEMBERT.
13 juillet.

Mon très-cher ami, mon très-illustre philosophe, Mme de Saint-Julien, qui veut bien se charger de ma lettre, me fournit la consolation et la liberté de vous écrire comme je pense.

Vous sentez combien j’ai dû être affligé et indigné de l’aventure des deux académiciens[1]. Vous m’apprenez[2] que celui qui devait être le soutien le plus intrépide de l’Académie[3] en a

voulu être le persécuteur. Le présent et le passé me font une égale peine ; je ne vois que cabales, petitesses, et méchancetés. Je bénis tous les jours les causes secondes ou premières qui me retiennent dans la retraite. Il est plus doux de faire ses moissons que de faire des tracasseries ; mais ma solitude ne m’empêchera pas d’être toujours uni avec les gens de bien, c’est-à-dire avec vos amis, à qui je vous supplie de me bien recommander.

Votre chut est fort bon ; mais il n’est pas mal d’ordonner, de la part de Dieu, à tous ceux qui voudraient être persécuteurs, de rire et de se tenir tranquilles[4].

Je vois qu’en effet on cherche à persécuter tous les gens de lettres, excepté peut-être quelques charlatans heureux, et quelques faquins sans aucun mérite. Il faut un terrible fonds de philosophie pour être insensible à tout cela ; mais vous savez qu’ainsi va le monde.

Ce qui se passe dans le Nord n’est pas plus agréable. Votre Danemark a fourni une scène qui fait lever les épaules et qui fait frémir[5]. J’aime encore mieux être Français que Danois, Suédois, Polonais, Russe, Prussien, ou Turc ; mais je veux être Français solitaire, Français éloigné de Paris, Français Suisse et libre.

Je m’intéresse beaucoup à l’étrange procès de M. de Morangiés[6]. Mes premières liaisons ont été avec sa famille. Je le crois excessivement imprudent. Je pense qu’il a voulu emprunter de l’argent très-mal à propos, et au hasard de ne point payer ; que, dans l’ivresse de ses illusions et d’une conduite assez mauvaise, il a signé des billets avant de recevoir l’argent. C’est une absurdité ; mais toute cette affaire est absurde comme bien d’autres. Si vous voyez M. de Rochefort, je vous prie de lui dire qu’il me faut beaucoup plus d’éclaircissements qu’on ne m’en a donné. Les avocats se donnent tant de démentis, les faits qui devaient être éclaircis le sont si peu, les raisons plausibles que chaque partie allègue sont tellement accompagnées de mauvaises, qu’on est tenté de laisser tout là. Un traité de métaphysique n’est pas plus obscur ; et j’aime autant les disputes de Malebranche et d’Arnaud que la querelle de Du Jonquay. C’est partout le cas de dire : Tradidit mundum disputationi eorum[7].


Je reviens toujours à conclure qu’il faut cultiver son jardin, et que Candide n’eut raison que sur la fin de sa vie. Pour vous, il me paraît que vous avez raison dans la force de votre âge. Portez-vous bien, mon cher philosophe ; c’est là le grand point. Je m’affaiblis beaucoup ; et si je suis quelquefois Jean qui pleure et qui rit[8], j’ai bien peur d’être Jean qui radote ; mais je suis sûrement Jean qui vous aime.

  1. Le 6 mars, l’Académie française ayant élu l’abbé Delille, le maréchal de Richelieu proposa, contre l’usage, de procéder aussi à la nomination de l’autre place vacante. Cette seconde place fut donnée à Suard, son protégé ; mais le 9 mars, l’Académie reçut du duc de La Vrillière une lettre qui annonçait que le roi improuvait le choix des deux sujets, l’un comme étant trop jeune ; l’autre comme ayant été renvoyé de la direction de la Gazette pour mécontentement de la cour.
  2. La lettre de d’Alembert est perdue.
  3. Le maréchal de Richelieu.
  4. Voyez, tome X, le dernier vers de la satire intitulée les Systèmes.
  5. La condamnation de Struensée.
  6. Voltaire publia onze écrits en faveur de Morangiés ; voyez tome XXVIII, page 477.
  7. Ecclésiaste, iii, 11.
  8. Tome IX, page 556.