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Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8596

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Correspondance : année 1772GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 146-147).
8596. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
Le 10 auguste.

J’ai tort, madame, j’ai très-tort ; mais je n’ai pas pourtant si grand tort que vous le pensez car, en premier lieu, je croyais que vous n’aviez plus du tout de goût pour les vers, et surtout pour les miens ; et secondement, je n’étais pas content de l’édition dont vous avez la bonté de me parler : je vous en envoie une meilleure[1].

Pour peu que vous vouliez connaître le système de Spinosa, vous le verrez assez proprement exposé dans les notes. Si vous aimez à vous moquer des systèmes de nos rêveurs, il y aura encore de quoi vous amuser.

Vous verrez de plus, dans les notes des Cabales, si j’ai eu si grand tort de me réjouir de la chute et de la dispersion de messieurs. La plupart sont, comme moi, à la campagne ; je leur souhaite d’en tirer le parti que j’en tire.

Je me suis mis à établir une colonie ; rien n’est plus amusant ma colonie serait bien plus nombreuse et plus brillante si M. l’abbé Terray ne m’avait pas réduit à une extrême modestie.

Puisque vous avez vu M. Huber, il fera votre portrait : il vous peindra en pastel, à l’huile, en mezzo-tinto ; il vous dessinera sur une carte[2] avec des ciseaux, le tout en caricature. C’est ainsi qu’il m’a rendu ridicule d’un bout de l’Europe à l’autre. Mon ami Fréron ne me caractérise pas mieux pour réjouir ceux qui achètent ses feuilles.

Nous voici bientôt, madame, à l’anniversaire centenaire de la Saint-Barthélemy. J’ai envie de faire un bouquet pour le jour de cette belle fête[3]. En ce cas, vous avez raison de dire que je n’ai point changé depuis cinquante ans : car il y a en effet cinquante ans que j’ai fait la Henriade. Mon corps n’a pas plus changé que mon esprit. Je suis toujours malade comme je l’étais. Je passe mon temps à faire des gambades sur le bord de mon tombeau, et c’est en vérité ce que font tous les hommes. Ils sont tous Jean qui pleure et qui rit[4] ; mais combien y en a-t-il malheureusement qui sont Jean qui mord, Jean qui vole, Jean qui calomnie, Jean qui tue !

Eh bien ! madame, n’avouerez-vous pas à la fin que ma Catherine II n’est pas Catherine qui file ? ne conviendrez-vous pas qu’il n’y a rien de plus étonnant ? Au bout de quatre ans de guerre, au lieu de mettre des impôts elle augmente d’un cinquième la paye de toutes ses troupes voilà un bel exemple pour nos Colberts.

Adieu, madame ; quoi qu’en dise M. Huber, je n’ai pas longtemps à vivre ; et, quoi que vous en disiez, j’ai la plus grande envie de vous faire ma cour. Comptez que je vous suis attaché avec le plus tendre respect.

  1. douze vers du Discours de Bernis sur la poésie. De la satire des Systèmes ; voyez tome X.
  2. Hubert avait tellement l’habitude de faire le portrait de Voltaire en découpant une carte, qu’il le faisait les mains derrière le dos. On raconte même qu’il s’est amusé à faire ronger par son chien une tartine de pain, de telle sorte que ce qui restait était le profil de Voltaire. (B.)
  3. Il le fit ; voyez tome VIII, page 494.
  4. Tome XI, page 556.