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Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8619

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Correspondance : année 1772GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 163-165).
8619. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
5 septembre.

Eh bien ! mon cher ange, tout est-il déchaîné contre les Lois de Minos, jusqu’à la poste ? Il est certain, de certitude physique, que je fis partir le paquet, il y a plus de trois semaines, à l’adresse de monsieur le procureur général du parlement ; et sous cette enveloppe à son substitut M. Bacon, à qui j’envoie d’autres paquets toutes les semaines, et qui, jusqu’à présent, n’a pas été négligent à les rendre. Au nom de Rhadamanthe, envoyez chez ce Bacon. Il se peut que la multiplicité prodigieuse des affaires, sur la fin de l’année de robe, lui ait fait oublier mon paquet cette fois-ci. Il se peut encore que messieurs des postes, qui ont taxé un autre envoi vingt-cinq pistoles, aient retenu ce dernier ; peut-être quelque commis aime les vers enfin je suis très en peine, et je suis émerveillé de votre tranquillité. Ce n’est point, encore une fois, à Marin, c’est à Bacon que j’avais envoyé Minos ; et ce qu’il y a de pis, c’est que je n’ai plus que des brouillons informes auxquels on ne connaît rien.

Je me console par le succès de Roméo[1], et par le succès de tous ces ouvrages absurdes écrits en style barbare, dont nos Welches ont été si souvent les dupes. Il faut qu’une pièce passablement écrite soit ignorée, quand les pièces visigothes sont courues ; mais faut-il qu’elle soit égarée, et qu’elle devienne la proie de Fréron avant terme ? Il faut avouer qu’il y a des choses bien fatales dans ce monde, sans compter ce qui est arrivé en Pologne, en Danemark, à Parme, et même en France.

On s’est avisé de jouer à Lyon le Dépositaire, on y a ri de tout son cœur, et il a fort réussi. Les Lyonnais apparemment ne sont point gâtés par La Chaussée ; ils vont à la comédie pour rire. Ô Molière ! Molière ! le bon temps est passé. Qui vous eût dit qu’on rirait un jour au théâtre de Racine, et qu’on pleurerait au vôtre, vous eût bien étonné.


Comment en un plomb lourd votre or s’est-il changé ?

(Racine, Athalie, acte III, sc. vii.)

Il nous manque une tragédie en prose[2], nous allons l’avoir. C’en est fait, le monde va finir, l’antéchrist est venu.

J’ai écrit[3] à M. le duc de Duras pour le remercier de ses bontés. Hélas ! elles deviendront inutiles. Paris est devenu welche. Vous étiez ma consolation, mon cher ange ; mais vous vous êtes gâté ; vous avez je ne sais quelle inclination fatale pour la comédie larmoyante, qui abrégera mes jours. Je ne vous en aime pas moins ; mais je pleure dans ma retraite, quand je songe que vous aimez à pleurer à la comédie.

Tendres respects à mes anges.

  1. Roméo et Juliette, tragédie en cinq actes et en vers, de Ducis, jouée le 27 juillet 1772.
  2. Il veut parler du Maillard de Sedaine ; voyez lettre 8031.
  3. Cette lettre est perdue.