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Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8623

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Correspondance : année 1772GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 167-168).
8623. — M. LE COMTE D’ARGENTAL.
11 septembre.

Je suis inquiet sur bien des choses, mon cher ange, quoique à mon âge on doive être tranquille. Ce n’est point la paix entre l’empire ottoman et l’empire russe, ce n’est point la révolution de Suède qui altère mon repos ; c’est le petit paquet de la Crète, dont vous ne me parlez jamais, et dont je n’ai aucune nouvelle ; mais comme le malheur est bon à quelque chose, je viens de corriger encore cet ouvrage, en le faisant recopier, et j’espère qu’à la fin il méritera toute votre indulgence. Lekain est actuellement à Lyon ; s’il vient à Ferney, je le chargerai du paquet, et tout sera réparé ; mais j’aurai toujours sujet de craindre que la pièce ne soit tombée entre des mains infidèles qui en abuseront.

Ce que je crains encore plus, c’est le mauvais goût, c’est la barbarie dans laquelle nous retombons, c’est l’avilissement des spectacles, comme de tant d’autres choses.

Voici un autre sujet de mon étonnement et de mon trouble mortel.

Avez-vous jamais entendu parler d’un abbé Pinzo, qu’on dit avoir été autrefois camarade d’école du pape ? On prétend que son camarade, ne trouvant pas ses opinions orthodoxes, l’a fait mettre en prison, et qu’il s’en est évadé. Il court une lettre très-insolente, très-folle, très-insensée, très-horrible, de cet abbé Pinzo à Sa Sainteté.

Vous vous étonnez d’abord que cette affaire m’inquiète ; mais la raison en est qu’on m’attribue la lettre, et qu’on l’a envoyée au pape en lui disant qu’elle était de moi. Voilà une tracasserie d’un genre tout nouveau.

Je vous supplie, mon cher ange, de vous informer de ce que c’est que cet abbé Pinzo, et sa lettre. Je ne doute pas que quelques ex-jésuites ne fomentent cette calomnie. Ces bonnes gens sont les premiers hommes du monde quand il s’agit d’imposture. Je sais combien cette accusation est absurde ; mais l’absurdité ne rassure pas. Il faut donc toujours combattre jusqu’au dernier moment. Voilà tout ce que vaut cette malheureuse fumée de la réputation. Allons donc, combattons ; j’ai encore bec et ongles.

J’écrivis l’année passée à Boileau[1] ; je viens d’écrire à Horace[2] tout ce que j’ai sur le cœur. Je vous l’enverrai pour vous amuser. Il y a loin d’Horace à l’abbé Pinzo.

Je me mets à l’ombre des ailes de mes anges.

  1. C’était en 1769 ; voyez tome X. page 397.
  2. Voyez ibid., page 441.