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Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8625

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8625. — À CATHERINE II,
impératrice de russie.
Septembre.

Madame, votre rhinocéros[1] n’est pas ce qui me surprend ; il se peut très-bien que quelque Italien ait amené autrefois un rhinocéros en Sibérie, comme on en conduit en France et en Hollande. Si Annibal fit passer les Alpes à travers les neiges à des éléphants, votre Sibérie peut avoir vu autrefois les mêmes tentatives, et les os de ces animaux peuvent s’être conservés dans les sables. Je ne crois pas que la position de l’équateur ait jamais changé ; mais je crois que le monde est bien vieux.

Ce qui m’étonne davantage, c’est votre inconnu, qui fait des comédies dignes de Molière ; et, pour dire encore plus, dignes de faire rire Votre Majesté impériale : car les majestés rient rarement, quoiqu’elles aient besoin de rire. Si un génie tel que le vôtre trouve des comédies plaisantes, elles le sont sans doute. J’ai demandé à Votre Majesté des cèdres de Sibérie, j’ose lui demander à présent une comédie de Pétersbourg. Il serait aisé d’en faire une traduction. Je suis né trop tard[2] pour apprendre la langue de votre empire. Si les Grecs avaient été dignes de ce que vous avez fait pour eux, la langue grecque serait aujourd’hui la langue universelle ; mais la langue russe pourrait bien prendre sa place. Je sais qu’il y a beaucoup de plaisanteries dont le sel n’est convenable qu’aux temps et aux lieux, mais il y en a aussi qui sont de tous pays, et ce sont sans contredit les meilleures. Je suis sûr qu’il y en a beaucoup de cette espèce dans la comédie qui vous a plu davantage ; c’est celle-là dont je prends la liberté de demander la traduction. Il est assez beau, ce me semble, de faire traduire une pièce de théâtre quand on joue un si grand rôle sur le théâtre de l’univers. Je ne demanderai jamais une traduction à Moustapha, encore moins à Pulawski.

Le dernier acte de votre grande tragédie paraît bien beau ; le théâtre ne sera pas ensanglanté, et la gloire fera le dénoûment.

  1. La lettre où Catherine parlait de rhinocéros est perdue : elle en reparle dans le No 8619.
  2. On lit ainsi dans les éditions de Kehl, in-12 et in-8o ; mais il est évident que le sens exige trop tôt.