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Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8629

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8629. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Potsdam, 16 septembre.

J’ai reçu du patriarche de Ferney des vers charmants[1], à la suite d’un petit ouvrage polémique qui défend les droits de l’humanité contre la tyrannie des bourreaux de conscience. Je m’étonne de retrouver toute la fraîcheur et le coloris de la jeunesse dans les vers que j’ai reçus : oui, je crois que son âme est immortelle, qu’elle pense sans le secours de son corps, et qu’elle nous éclairera encore après avoir quitté sa dépouille mortelle. C’est un beau privilège que celui de l’immortalité bien peu d’êtres dans cet univers en ont joui. Je vous applaudis et vous admire.

Pour ne pas rester tout à fait en arrière, je vous envoie le sixième chant des Confédérés, avec une médaille qu’on a frappée à ce sujet[2]. Tout cela ne vaut pas une des strophes[3] que vous m’avez envoyées ; mais chaque champ ne produit pas des roses ; on ne peut donner que ce qu’on a. Vous voyez que ce sixième chant m’a occupé plus que les affaires, et qu’on me fait trop d’honneur en Suisse de me croire plus absorbé dans la politique que je ne le suis.

J’aurais voulu joindre quelques échantillons de porcelaine à cette lettre : les ouvriers n’ont pas encore pu les fournir ; mais ils suivront dans peu, au risque des aventures qui les attendent en voyage.

Personne du nom de Sainte-Aulaire n’est arrivé jusqu’ici. Peut-être que celui qui vous a écrit a changé de sentiment.

Voilà enfin la paix prête à se conclure en Orient, et la pacification de la Pologne qui s’apprête. Ce beau dénoûment est dû uniquement à la modération de l’impératrice de Russie, qui a su mettre elle-même des bornes à ses conquêtes, en imposer à ses ennemis secrets, et rétablir l’ordre et la tranquillité où jusqu’à présent ne régnaient que trouble et confusion. C’est à votre muse à la célébrer dignement ; je ne fais que balbutier en ébauchant son éloge, et ce que j’en ai dit n’acquiert de prix que pour avoir été dicté par le sentiment.

Vivez encore, vivez longtemps ; quand on est sûr de l’immortalité dans ce monde-ci, il ne faut pas se hâter d’en jouir dans l’autre. Du moins ayez la complaisance pour moi, pauvre mortel qui n’ai rien d’immortel, de prolonger votre séjour sur ce globe pour que j’en jouisse, car je crains fort de ne vous pas trouver dans cet autre monde. Vale.

Fédéric.

  1. Les Stances sur la Saint-Barthélemy avaient été imprimées à la suite des Réflexions philosophiques sur le procès de mademoiselle Camp, qui sont tome XXVIII, page 553.
  2. Cette médaille avait été gravée par Jacques Abraham, à Berlin. La face, représentant le buste de Frédéric couronné de lauriers et regardant à droite, a pour légende Frédéricus Borussorum Rex ; sur le revers on voit le roi en costume antique, assis à gauche et la main appuyée sur les écussons de Prusse et de Pomérellie ; une femme à genoux lui présente la carte de sa nouvelle acquisition ; la légende porte ces mots : Regno Redintegrato, et l’exergue : Fides Præstita Marieburgi. MDCCLXXXII.
  3. Sur la Saint-Barthelemy : voyez la note précédente.